Avec son livre sur les mondes du travail des Gastarbeiter [travailleurs immigrés] originaires de la Turquie et de leurs familles à Berlin-Ouest, Stefan Zeppenfeld a apporté une contribution innovante et extrêmement intéressante aux études socio-historiques des migrations. En cinq chapitres, encadrés par une introduction et un chapitre sur les relations germano-turques au XXe siècle et par un épilogue ainsi qu’un chapitre conclusif, l’auteur nous livre un aperçu »ouest-berlinois« de l’histoire de l’immigration en République fédérale d’Allemagne (RFA). Il retrace la différenciation des secteurs et des branches dans lesquels les migrants originaires de Turquie ont travaillé à Berlin-Ouest entre les années 1964 et 1990: (i) la grande entreprise industrielle par l’étude des usines Siemens de Berlin (chap. 3), (ii) le service public par l’étude à la fois des services de nettoyage et des transports de la ville et ceux de la garderie, de l’école et de la police à Berlin-Ouest (chap. 4), (iii) les professions académiques par l’étude des médecins, des avocats et avocates berlinois (chap. 5), (iv) le commerce indépendant (chap. 6) et enfin (v) les mondes du travail informel, c’est-à-dire le »travail au noir« et du trafic de drogue de part et d’autre du mur de Berlin (chap. 7). Chaque chapitre se termine par une conclusion qui résume les résultats, souligne leur spécificité pour Berlin-Ouest au regard des évolutions comparables en RFA et leur importance pour l’état de la recherche.
Le livre est basé sur multiples sources. Stefan Zeppenfeld a utilisé du matériel provenant d’archives publiques, d’archives d’entreprises, d’archives d’associations caritatives etc., a consulté des rapports médiatiques, des études sociologiques, de la littérature contemporaine, des photographies et des cartes et a réalisé des interviews. Sur la base de ces multiples sources, il a systématiquement mis la focale sur la perspective des immigrés elles- et eux-mêmes et sur les évolutions des champs d’emploi qui s’ouvrent ou se ferment pour elles et eux. Son travail historique relève à cet égard d’une approche remarquable. À partir de la forme et du contenu des archives ainsi que de leur mode de la production de connaissances sur les immigrés turques à Berlin-Ouest (et partiellement à Berlin-Est), il a tiré des conclusions sur leurs façons et capacités d’agir.
Trois thèses sont à la base du travail de Zeppenfeld. La première concerne la gouvernance de l’immigration de travail et les limites des politiques du contrôle. À ses yeux, »la chute du mur de Berlin en 1989 a eu des répercussions plus nettes sur les mondes de travail turcs de la ville que le coup politique de l’arrêt du recrutement en 1973« (p. 29, cette citation, comme les suivantes, sont traduites de l’allemand). L’auteur souligne ces limites clairement dans son épilogue, en se basant sur les évolutions des années 1990 dans les secteurs, les branches et les métiers étudiés (chap. 8, également p. 142). À plusieurs reprises, il montre que le droit de séjour, qui n’a cessé d’être modifié entre 1964 et 1990 (presque exclusivement sous une forme restrictive), et que le slogan politique de la RFA d’être un pays de non-immigration ont consolidé les inégalités sociales entre les Gastarbeiter et les non-migrants (par exemple p. 140). Celles-ci ont eu une influence sur les conditions de travail des migrants originaires de Turquie ainsi que sur celles de leurs enfants. Cependant, comme le montre Zeppenfeld, les immigrés ont su créer leurs propres champs d’activité, par exemple (i) dans le commerce indépendant, en reprenant des restaurants ou des magasins fermés, en réalisant de nouveaux commerces ou en proposant des services (chap. 6). Également, elles et ils se sont intégrés dans des branches non prévues pour les migrants, comme le service public, que ce soit en tant que »sous-stratification migrante« dans les entreprises de transport ou de nettoyage des rues de Berlin (p. 202), ou en tant qu’»armée de réserve« (p. 176) dans la garde des enfants et les écoles et le service de police de la ville (p. 200).
Sur la base de sa deuxième thèse concernant la tension entre le statut des Gastarbeiter et »l’inclusion volontaire dans la société urbaine de Berlin-Ouest«, Zeppenfeld décrit les flexibilités des biographies professionnelles (p. 30). »Les ›Gastarbeiter‹ changeaient régulièrement non seulement d’activité ou d’employeur, mais aussi de branche. Cela s’accompagnait parfois d’une tentative de travailler dans plusieurs domaines d’activité en même temps« (p. 30). Tout au long du livre, il est fait mention de biographies professionnelles qui rompent avec les standards des relations de travail et des activités indépendantes dans les années 1970 et 1980, par exemple les enseignants qui gèrent des agences de voyage et d’assurance (p. 231) ou les ouvrières turques de Siemens qui entrent dans l’enseignement public berlinois (p. 164). Selon l’auteur, le retour en Turquie a longtemps été une option pour de nombreux travailleurs migrants et ces derniers ont essayé de »trouver l’activité la plus avantageuse pour eux« face aux changements économiques (p. 30). Le fait d’avoir étudié à la fois la flexibilité des immigrés originaires de la Turquie ainsi que les capacités, bien que restreintes, à façonner leurs biographies professionnelles et les rapports entre cette flexibilité et les inégalités sociales des Gastarbeiter – »une génération envoyée au casse-pipe [verheizte Generation]« (p. 141) – fait partie des résultats importants et innovants de l’ouvrage.
Les relations de travail se normalisaient, »lorsque les immigrés ont fait un bond en avant dans leur carrière«, ce qui est la troisième thèse de Stefan Zeppenfeld (p. 30). Cette ascension sociale a été surtout intergénérationnelle parce qu’elle a été généralement accomplie par les enfants ayant suivi un cursus scolaire allemand ou des études universitaires en Allemagne (p. 129, 180, 228). Elle a alors pérennisé la différenciation incontrôlée des mondes du travail turcs.
L’une des qualités de l’ouvrage est d’avoir intégré, dans l’étude, les formes d’emploi informelles et »illégalisées« des migrants originaires de Turquie à Berlin-Ouest (notamment le chap. 7). Zeppenfeld montre par exemple que le chemin vers le travail indépendant ne pouvait parfois se faire que par »le recours illégal aux intermédiaires (allemands)« (p. 384). Ses recherches suggèrent également que certains »travailleurs immigrés«, devenus chômeurs, ont trouvé dans les économies informelles un tremplin vers de nouvelles formes d’emploi (p. 358), tandis que d’autres ont payé la perte de leur emploi par une précarisation de leurs conditions de travail ou étaient tout simplement attirés par le profit potentiel (p. 359).
Dans l’ensemble, le livre de Zeppenfeld offre un excellent aperçu de la littérature sur la recherche historique en matière de migration en RFA. Il replace avec succès l’histoire des Gastarbeiter turcs de Berlin-Ouest dans le contexte des relations germano-turques et de l’histoire de l’immigration en RFA. En ce qui concerne cette dernière, il aurait été intéressant de se pencher davantage sur les interdépendances ouest-européennes. Ce n’est pas seulement l’histoire des relations germano-turques ou celle de la ville de Berlin qui ont influencé l’histoire de l’immigration ouest-allemande, mais aussi les rivalités et les accords entre les gouvernements des Communautés européennes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nikola Tietze, Rezension von/compte rendu de: Stefan Zeppenfeld, Vom Gast zum Gastwirt? Türkische Arbeitswelten in West-Berlin, Göttingen (Wallstein) 2021, 430 S., 13 Abb. (Geschichte der Gegenwart, 26), ISBN 978-3-8353-5022-9, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92316