Le temps des fake news et autres »vérités alternatives« s’avère propice à la publication d’ouvrages traitant des faux, même médiévaux. Après le livre de Levi Roach (2021)1, voici celui de Robert Berkhofer, qui couvre les XIe et XIIe siècles (le terminus a quo du titre est généreux) en ciblant le nord du royaume capétien et l’Angleterre. Comme annoncé, l’ouvrage se propose d’étudier les rapports entre les »forgeries« et l’écriture historiographique (précisons: »monastique«). Non seulement les moines historiens des XIe–XIIe siècles usaient, sciemment ou non, de documents faux qu’ils avaient à leur disposition, voire concoctés, mais les faux, une fois mis en série et rassemblés en dossiers ou recueils de formes diverses, tissent des »histoires« (stories) vraisemblables. Au cœur du livre figure donc l’entrelacs mouvant des interactions entre faux, compilations documentaires et œuvres historiographiques, et, derrière tout cela, des auteurs souvent anonymes.
La première partie (»Understanding Medieval Forgeries«, p. 1–47) est en fait une copieuse introduction, qui tient à la fois de l’état de l’art, inévitablement partiel2, du plaidoyer efficace et convaincant en faveur de l’étude des falsifications médiévales, mais aussi de prises de position sur des notions maniées par les spécialistes de la matière, à commencer par celle de »forgerie«, dont l’A. déplore l’ambiguïté et qu’il voudrait englober dans celle d’»écriture créative«.
La deuxième partie (»Twice Told Tales«, p. 49–202), la plus ample, constitue le socle de l’ouvrage et des réflexions de son auteur. Ce dernier y examine successivement trois ensembles documentaires riches en forgeries et produits à trois moments du XIe siècle, dans trois espaces distincts: le »Liber traditionum« de l’abbaye Saint‑Pierre de Gand compilé sous l’abbé Wichard (1034‑1058), les forgeries de l’abbaye de Saint‑Denis réalisées dans les années 1060, enfin les forgeries du chapitre monastique Christ Church associé au siège archiépiscopal de Cantorbéry, qui datent des dernières décennies du XIe siècle. Ces dossiers ardus ne sont certes pas des inconnus pour les médiévistes, mais ils sont examinés ici avec soin et érudition, et présentés de façon originale. Pour chaque dossier en effet, l’A. commence par l’histoire de l’établissement telle que nous la tissent les faux mis en chapelet, une histoire »alternative« par conséquent; dans un second temps, l’A. remet chaque récit dans le contexte multiscalaire de sa production en soulignant le contraste qu’il marque avec la »réalité« qu’on peut reconstituer. Auprès de ses promoteurs, chaque récit alternatif aurait valeur d’argumentum, au sens qu’Isidore de Séville (VIIe s.) donne à ce mot, c’est-à-dire une narration qui n’est ni historia (ce qui est arrivé), ni fabula (ce qui est fiction), mais version seulement plausible des faits passés, donc contestable et requérant l’adhésion du public. Cette notion, qui court à travers le livre à la manière d’un fil rouge, n’est jamais exprimée par les historiens monastiques, mais l’A. estime qu’Isidore imprégnait suffisamment la culture des cloîtres pour qu’on soit en droit de présumer son ancrage chez les moines historiens. Quoi qu’il en soit, l’A. met clairement en lumière les mobiles régissant ces passés recréés, sans négliger les flexions qu’ils subissent au fil du temps pour mieux épouser les préoccupations des communautés qui les portent. Refermant cette partie, une »coda« (p. 188–202) rassemble et développe les apports de l’analyse sur plusieurs thèmes, en particulier les moments les plus propices aux forgeries (ce seraient les »times of transition«), la période du passé qui leur serait la plus accueillante (fines remarques sur le »not-so-distant past«), et les connexions entre établissements via la circulation de personnes d’expérience (le moine dionysien Baudouin, passé à la tête de Bury‑Saint‑Edmund; le scribe d’Arras Albert, qui séjourna à Saint‑Denis, selon une belle reconstruction du regretté Tom Waldman).
Sur les dossiers pris individuellement, l’on ne fera ici que quelques remarques. S’agissant du »Liber traditionum« (= »LT«) gantois, une compilation documentaire qui absorbe, repense et prolonge un ouvrage analogue réalisé en 944–946 (le »Liber traditionum antiquus«), l’A. y voit un outil de défense et de promotion composé dans un climat de compétition locale entre les deux abbayes Saint‑Pierre‑au‑Mont‑Blandin et Saint‑Bavon, alourdi par l’incertitude pesant sur l’avenir du patronage comtal, du fait de la mort du comte de Flandre Baudouin IV (1035). D’où l’importance attachée par l’A. à préciser au mieux la date de confection du »LT«, à l’aide d’indices matériels délicats à interpréter (acrostiche inachevé, grattage). À cet égard comme à d’autres, il est dommage que l’A. n’ait pas eu connaissance de l’article de fond que Georges Declercq a consacré au »LT«3. Le lecteur gagnera donc à faire une lecture synoptique des deux enquêtes; celles‑ci concordent dans l’ensemble et se complètent, mais divergent aussi, notamment sur le moment et le processus de réalisation de l’ouvrage: en 1034‑1036 avec révision après 1042 selon Robert Berkhofer, peu après 1042 selon Georges Declercq. Cette différence n’est broutille qu’en apparence car de la date retenue dépend la causa scribendi qu’on peut imaginer pour le »LT«.
Le dossier des faux de Saint‑Denis est lui aussi fort célèbre. Cette vaste entreprise, visant à soutenir l’antiquité des »libertés« monastiques revendiquées par la puissante communauté monastique face à l’évêque de Paris, a donné lieu à la production de pseudo‑originaux mérovingiens et carolingiens et la copie de leurs textes au sein d’un cartulaire‑dossier. L’A., bien servi par les travaux fondamentaux de Léon Levillain et de Rolf Große, offre là encore une synthèse éloquente, qu’il s’agisse du passé inventé par les faussaires (mais reposant sans doute sur des traditions qui couraient dans la maison) ou bien du contexte politique et local immédiat (minorité du roi Philippe Ier, forte influence de l’évêque de Paris, contexte réformateur). Toutefois, sur la technique des faussaires, le propos de l’A. n’est pas toujours exact (p. 131 et 221): les faussaires travaillant sur des papyrus mérovingiens (qu’ils ont ainsi contribué à sauver) n’en ont pas gratté les textes primitifs, mais ont caché ces derniers en leur contrecollant d’autres papyrus ou des parchemins carolingiens4. Par ailleurs, le diplôme de Clovis II de 654 n’est pas, comme affirmé (p. 135), le plus ancien papyrus original franc survivant: on conserve en effet en bon état un précepte de son père Dagobert Ier.
Le troisième dossier nous transporte à Cantorbéry, au chapitre monastique de Christ Church lié au siège archiépiscopal, à une époque »post‑Conquête« fort agitée pour l’établissement. L’enquête affronte un monument redoutable et complexe, le cartulaire anglo‑normand réalisé au sein de cette communauté, un manuscrit aujourd’hui disparu mais reconstitué à l’aide de copies partielles des XIIe et XIIIe siècles. Engagée avant 1086 puis révisée au tournant du siècle, cette compilation gorgée de faux censés remonter au VIIe siècle, témoigne d’un intense travail de la communauté sur ses archives (partiellement victimes d’un incendie en 1067) et son passé anglo‑saxon. L’A. observe alors les objectifs majeurs de ces manipulations et créations documentaires: affirmer que le statut monastique était originel, protéger les droits des moines face au roi et à l’archevêque, proclamer l’inviolabilité de ses possessions. Ce cartulaire relaie ou se double d’autres formes de compilation d’actes vrais et faux (incodication dans des livres d’évangiles), et sa révision est contemporaine d’autres ouvrages: la version F bilingue de la »Chronique anglo‑saxonne« et le »Domesday Monachorum« (1089–1096), récapitulatif précis des possessions de Christ Church. Sur ces créations collectives planent les noms des personnalités célèbres que sont le préchantre Osbern (c. 1080–1094) et le fidèle historiographe Eadmer, actif entre les décennies 1080 et 1120. On devine l’aspect tentaculaire de la recherche entreprise par l’A.
La troisième partie (»Forgeries and Histories in the Twelfth Century«, p. 203–286) est d’une composition plus heurtée. Le premier des deux chapitres qui la composent, intitulé »Perpetration, detection, and prevention of forgeries« (p. 205–248), s’ouvre sur un personnage célèbre auprès des médiévistes amateurs de faux, à savoir le moine Guerno de l’abbaye Saint‑Médard de Soissons, faussaire sans doute actif dans les années 1120 mais dont l’activité coupable au service d’établissements normands et anglo‑normands (Saint‑Ouen de Rouen, Saint‑Augustin de Cantorbéry) ne fut révélée que post mortem, lors du concile général de Reims de 1131. De ce dossier qu’il connaît bien, l’A. donne à saisir toute la richesse et les multiples facettes (le contexte des faux, la circulation des compétences et l’enjeu de son dévoilement public pour l’autorité du nouvel archevêque de Rouen, Hugues d’Amiens), le moment le plus réussi étant sans doute quand il nous fait sentir combien les exigences en matière de preuve ont changé entre le témoignage oral de 1131 et les lettres envoyées une quarantaine d’années plus tard au pape Alexandre III par l’évêque d’Évreux Gilles, neveu d’Hugues d’Amiens, pour lui relater l’affaire. Le dossier nous apprend que Guerno avait avoué ses forgeries en confession, sur son lit de mort, un fait que l’A. regarde avec circonspection. Or l’on connaît un cas similaire et contemporain de Guerno, celui d’un clerc faussaire devenu moine, ayant travaillé pour l’évêque d’Oloron‑Sainte‑Marie5. Nul doute qu’en frottant les deux cas, l’A. aurait fait naître de belles étincelles.
Dans ce chapitre, nourri d’exemples qui remontent parfois assez haut dans le XIe siècle, bien des questions concrètes sont abordées: les techniques des faussaires, où prévaudraient le principe d’économie et le goût des chaînes de falsification, ce qui incitait à forger des maillons documentaires manquants, les compétences mimétiques des faussaires dans le domaine graphique et diplomatique, ce qui pose la question des modèles qui leur étaient disponibles. L’A. s’interroge aussi sur l’autorité conférée aux forgeries par leur environnement codicologique: l’effet de collection sensible dans les cartulaires bien sûr, mais aussi la copie des chartes dans les manuscrits sacrés ou auprès de textes juridiques. Il estime aussi qu’avant la routine documentaire d’un XIIe siècle avancé, il n’était pas nécessaire de produire des pseudo‑originaux pour faire preuve, mais que des »credible copies« y suffisaient souvent (p. 225); cette question lancinante (et ancienne) mériterait sans doute une enquête élargie. En tout cas, l’A. a raison de souligner que l’efficacité du faux dépend de l’auditoire (sa composition et ses attentes), une conclusion qui rejoint celle de bien des chercheurs6.
Après ces développements qui couvrent le XIe siècle comme les premières décennies du XIIe, l’A. en vient aux éléments nouveaux qui, au cours du XIIe, enclenchent ou signalent des exigences nouvelles à l’égard de l’écrit »qui fait foi«, infléchissent du coup le travail des faussaires en les invitant à la prudence et, plus tard, incitent les autorités à plus de sévérité à leur égard, du moins quand sont en cause des actes de souverains, outils majeurs de la construction des puissances politiques. Ce passage obligé est plus rapide, mais l’A. tresse efficacement les fils d’une histoire complexe.
Le sixième et dernier chapitre (»Plausible Narratives and Convincing [Hi]stories«, p. 249–286) est plus disparate. Pour suivre la manière dont les faux nourrissent des argumenta au cours du XIIe siècle, l’A. convoque une fois encore le dossier de Christ Church, plus spécialement les faux relatifs à la primatie revendiquée par le siège de Cantorbéry sur toute la Britain et donc sur York (une dizaine de faux actes pontificaux). Ces faux ont été réunis peu avant 1123 en un dossier sans doute destiné à la curie pontificale, mais figurent aussi dans le cartulaire de Christ Church et dans des cahiers ajoutés aux évangiles d’Aethelstan (Xe s.). Ces faux ont nourri bien de controverses savantes, notamment en ce qui concerne leurs mode et date de confection. L’A. se jette dans la mêlée et penche pour une réalisation en plusieurs étapes (entre la décennie 1070 et 1123), au gré des objectifs poursuivis par la communauté. Il observe ensuite comment ces faux apparaissent dans les œuvres historiographiques du temps, notamment l’»Historia novorum in Anglia« d’Eadmer. Ce dernier, fervent partisan des revendications de Cantorbéry, les a incorporés à son récit, donnant une nouvelle vie et un nouvel écrin à une story devenant argumentum.
Au sein de ce chapitre, les cartulaires reviennent alors sur scène, à double titre: d’abord en tant que »re‑presentation« des archives (manière de rendre »présents« les originaux), et on lira avec plaisir les lignes où l’A. montre comment certains codices ont été dotés d’une »authoritative presentation« (cartulaires formatés comme des livres d’autel, à Winchester, Worcester, etc.); ensuite en tant que »(his)stories«, et l’on retiendra cette idée que les parties narratives des cartulaires, agissant comme des »guides de lecture«, n’ont pas besoin d’être longues et abondantes pour former une story efficace.
Après cette sorte d’excursus, l’A. retourne une dernière fois vers les faux pontificaux de Cantorbéry, pour saisir avec minutie comment Guillaume de Malmesbury en use dans les »Gesta pontificum Anglorum« (c. 1125), quand celui‑ci raconte la querelle entre York et Cantorbéry sous Lanfranc (1072). L’A. montre ici l’habileté de l’historien du XIIe siècle à marcher sur une ligne de crête entre le regard critique d’un historien rigoureux et la défense partisane d’une opinion, Guillaume étant favorable à Cantorbéry. En somme, à en croire l’A., des exigences nouvelles à l’égard des écrits historiques obligeraient les historiens à plus de »métier« et plus de rigueur dans le maniement des documents pour entraîner la conviction; il leur fallait repenser les outils et pratiques du XIe siècle.
Les pages de conclusion (»Conclusion: Rewriting the Past«, p. 287–298) rebondissent sur cette idée d’adaptation. Pour que le »plausible« se fasse »convaincant«, les faussaires, compilateurs et historiens du XIIe siècle ont dû prendre en compte les nouvelles conditions de production de l’écrit, la tournure plus »fonctionnelle« demandée aux cartulaires, les exigences accrues de la société en matière d’écriture de l’histoire et d’autorité de l’écrit.
On l’aura compris, cet ouvrage aux perspectives souvent originales, à la fois savant et pédagogique, trouvera aisément son public parmi les médiévistes, familiers ou non des dossiers qui y sont revisités. C’est pourquoi je formulerai deux regrets. Le premier est la qualité assez médiocre du suivi éditorial: les coquilles abondent dans les citations latines comme dans les références bibliographiques françaises (lettres oubliées, ajoutées ou interverties, noms propres estropiés, erreur sur le prénom)7, et quelques bévues de traduction ont échappé à la relecture8. Le second est plus subjectif sans doute, à savoir le caractère peu nuancé de certaines assertions visant notamment l’outillage conceptuel et le travail des diplomatistes9.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Morelle, Rezension von/compte rendu de: Robert F. Berkhofer III., Forgeries and Historical Writing in England, France, and Flanders, 900–1200, Rochester, NY (Boydell & Brewer) 2022, 348 p. (Medieval Documentary Cultures), ISBN 978-1-78327-691-2, USD 99,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92480