Cet ouvrage rassemble dix articles et chapitres d’ouvrage publiés par Ingrid Baumgärtner, importante historienne médiéviste et spécialiste (entre autres) de la cartographie. La moindre de ses qualités n’est pas de rendre accessibles en anglais à un public non germanophone des contributions qui, pour neuf d’entre elles, furent initialement publiées en allemand. Il s’agit d’un hommage rendu à l’historienne par quelques-uns de ses élèves à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire. Si l’ouvrage a bien un caractère rétrospectif, la préférence a été donnée par les éditeurs à des articles récents, publiés entre 2008 et 2021.
Divisé en trois parties thématiques (»Visualiser le connu et l’inconnu: représentations et conceptions du monde«; »Fonctions symboliques, narratives et spirituelles de la cartographie: l’Europe et la Terre sainte«; »Entre Ancien et Nouveau monde: les outils du pouvoir«), le livre permet au lecteur de déambuler entre différents espaces et échelles géographiques et sur une large période de temps, du Moyen Âge jusqu’au début de l’époque moderne. Certains articles ont un caractère de synthèse tout en adoptant une perspective particulière. Le premier de la série retrace ainsi les grands traits, bien connus, de la production cartographique dans l’Occident médiéval, énumérant les mappemondes schématiques ou richement illustrées, les diagrammes géographiques, les cartes et atlas nautiques: il est tiré d’un ouvrage portant sur le dialogue entre l’histoire médiévale et l’école. D’autres abordent des sujets moins connus de la cartographie ancienne. Citons, à titre d’exemple, la passionnante étude sur les modalités cartographiques et textuelles de la structuration du monde (art. 2), qui s’intéresse notamment à la manière dont l’indication et la représentation des vents furent une forme de division (et de connaissance) de l’espace terrestre utilisée dans l’Occident médiéval et dans l’Europe de la première modernité. En partant de la »Descriptio terrae sanctae«, un récit de voyage en Terre sainte du XIIIe siècle dû à Burchard de Mont Sion, et en étudiant de nombreuses sources à la fois textuelles et graphiques, l’autrice montre que la division par les vents fut, au même titre que la tripartition en »parties de la Terre« ou que la division en zones climatiques, l’une et l’autre mieux connues, une manière de visualiser et de mémoriser nombre d’informations sur le monde. On peut également mentionner la petite monographie portant sur la cartographie du territoire de Hesse menée autour de 1600 par Wilhelm Dilich (art. 10), qui met en lumière le contexte politique et décrit les difficultés et les résultats d’une longue entreprise d’arpentage, un type de projet devenu commun dans de nombreux territoires politiques européens dans la seconde moitié du XVIe siècle. L’autrice contribue à ce titre à la compréhension des nouveaux outils savants et techniques du gouvernement que constituent les cartes et les descriptions géographiques au début de l’époque moderne, dont l’étude reste incomplète, en particulier pour l’espace du Saint Empire.
Quels que soient les sujets abordés, la représentation et la localisation des Amazones, la figuration de l’Europe, ou encore la production quasi industrialisée d’atlas marins par Battista Agnese au XVIe siècle à destination des élites européennes, la méthode employée par I. Baumgärtner est salutaire en ce qu’elle n’isole jamais une source, mais aborde parallèlement des documents de natures très différentes, et suit fréquemment une tradition de représentation ou de description sur une longue période de temps, y compris au-delà de la césure parfois inopérante entre périodes médiévale et moderne. Les cultures visuelles que construisent la production, la lecture et la réception des cartes et des diagrammes n’y sont donc jamais artificiellement coupées de l’environnement intellectuel qui les rend intelligibles. Les cartes et diagrammes médiévaux, qui répondent à la logique de la copie manuscrite, s’inscrivent en effet le plus souvent dans des traditions savantes et régionales particulières, dont la compréhension suppose d’analyser et de comparer de nombreuses sources iconographiques et textuelles. Documents complexes, ils permettent la visualisation en même temps que l’organisation et la mémorisation de la connaissance, et ne sont presque jamais compréhensibles sans le recours à l’explicitation de différents héritages livresques, notamment scripturaires et classiques. Les analyses menées par l’autrice sont des parcours qui conduisent à l’étude d’œuvres médiévales célèbres, comme la spectaculaire mappemonde d’Ebstorf (env. 1300), mais aussi de documents beaucoup moins connus. Soulignons à ce titre que l’ouvrage est richement illustré et propose des reproductions en couleurs de bon nombre des sources étudiées ou de certains de leurs détails, ce qui permet de suivre aisément l’argumentation déployée. I. Baumgärtner utilise, sans exclusive et sans artificialité, tous les outils disponibles pour l’historien, de l’interprétation textuelle à l’étude matérielle des sources et à l’herméneutique des images. Mais la caractéristique première de son approche est peut-être qu’elle pratique une histoire au ras des sources, ce qui n’est en rien synonyme d’érudition creuse ou d’ennui.
Le titre du volume met en exergue le thème de la narration. S’il est certain que nombre des sources analysées par l’autrice, en particulier les mappemondes de grand format et les récits de voyages, ont une importante composante historique, à la fois profane et sacrée, et donc narrative, tous les documents étudiés et tous les thèmes abordés dans le recueil ne traitent pas spécifiquement de cette question: un lecteur qui chercherait une étude spécialisée sur le sujet serait donc vraisemblablement déçu. Si la narration reste cependant omniprésente, c’est peut-être plutôt dans la méthode d’I. Baumgärtner, qui »raconte« véritablement les cartes qu’elle aborde dans leurs différentes caractéristiques matérielles, graphiques et intellectuelles, dans une approche à la fois pédagogique et heuristique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Axelle Chassagnette, Rezension von/compte rendu de: Daniel Gneckow, Anna Hollenbach, Phillip Landgrebe (ed.), Ingrid Baumgärtner, Mapping Narrations – Narrating Maps. Concepts of the World in the Middle Ages and the Early Modern Period, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 400 p., 127 col. fig. (Research in Medieval and Early Modern Culture, 34), ISBN 978-1-5015-2381-6, EUR 86,09., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94359