Programmé par l’École française de Rome (2017–2021), l’ouvrage est issu de deux colloques tenus à Créteil en 2018 (»Administrer l’exil, XIVe–XIXe siècle«) et à Venise (»De l’asile de la liberté au droit d’asile, XIVe–XIXe siècle«) en 2019. Quatre parties structurent cette vaste enquête menée par des chercheurs allemands, français, italiens et slovaques.

Le premier axe de ce volume porte sur l’historiographie du droit d’asile. Selon la tradition médiévale, le »droit d’asile« immunise temporairement un criminel réfugié dans une église ou un lieu bénéficiant d’un droit de refuge laïc. Carlotta Latini rappelle que la bulle de Grégoire XIV (1591) cherche à en limiter son application pour exclure certains crimes odieux, mais que l’acte revendique une immunité de droit divin renforcée. S’ensuit durant des décennies une confrontation entre la juridiction de l’Église et celle du Prince. Le texte de Paolo Sarpi, »De iure asylorum«, imprimé à Leyde en 1622 ambitionne la restitution de ce droit au pouvoir séculier. Selon Alfredo Viggiano et Corrado Pin, il ouvre aussi un long débat entre les institutions civiles et ecclésiastiques sur la question de l’asile. Du lieu capable de garantir la sécurité, on bascule vers l’idée d’espaces de liberté soustraits à l’exercice de la tyrannie. Plusieurs auteurs du volume rappellent que l’origine de l’asile politique s’ancre dans la Réforme luthérienne et la paix de Westphalie, créatrice d’une communauté d’États aspirant chacun à sa propre souveraineté. En étudiant les textes du théologien Pierre Jurieu et du philosophe Pierre Bayle, Hubert Bost montre que pour le premier, huguenot exilé dans les Provinces-Unies à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, Louis XIV, en forçant les protestants à abjurer, libère les huguenots de tout loyalisme et devoir d’obéissance. En revanche, pour Bayle l’asile serait inviolable, quelles que soient les juridictions humaines, et la Hollande le creuset de la liberté de conscience pour les huguenots. Comme le montre aussi Mario Infelise, la loi ne garantit plus des lieux protégés par une immunité, mais projette des espaces rattachés à des contextes essentiellement républicains, bien éloignés de la protection ecclésiastique. Il cite Voltaire pour qui la Sérénissime est un »asile de liberté« (p. 172). Comment est-on passé du droit d’asile, comme immunité accordée à des criminels, à une protection offerte à des personnes innocentes échappant à des persécutions et non à des poursuites judiciaires? Naïma Ghermani pointe le nouveau droit qui émerge au XVIIIe siècle, hérité du jus gentium et limitant le pouvoir des États tout en garantissant des droits communs à tous les citoyens.

L’article 120 de la Constitution du 24 juin 1793 reconnaît, pour la première fois, le »droit d’asile«. Toutefois, à peine proclamé, au »libellé équivoque«, »fruit d’un compromis […] entre les différentes sensibilités de l’Assemblée« (p. 121), ce droit, rappelle Virginie Martin, est aussitôt dénié aux réfugiés étrangers. De ce double héritage issu du droit des gens et de la Révolution, le XIXe siècle s’en inspire sous les monarchies censitaires. Objet de discussions législatives dans les pays européens, l’asile n’est cependant pas considéré comme une obligation d’après Delphine Diaz. De ce long processus, il faudra attendre la convention de Genève du 28 juillet 1951 pour qu’une règle internationale s’impose.

Regroupant des expériences propices à la production intellectuelle sur l’asile, les deuxième et troisième parties de l’ouvrage s’intéressent aux pratiques migratoires provoquées par la Réforme et à celles liées à l’accueil en observant comment les personnes sont intégrées, voire instrumentalisées selon leur statut. Le propos d’Yves Krumenacker est justement de revisiter la littérature abondante liée à la migration des huguenots. Si en Angleterre »l’intégration économique va de pair avec l’assimilation culturelle«, il constate que ce succès n’est pas toujours aussi rapide en Hollande ou dans le Saint Empire; l’assimilation s’opère seulement au XVIIIe siècle pour les classes populaires et encore plus tardivement pour les élites. Selon Susanne Lachenicht qui étudie les langages d’asile au sein de l’Empire britannique entre 1650 et 1750, l’»utilité« des migrants prime: les colonies d’Amérique, dès le XVIIe siècle, adoptent des procédures de naturalisation très libérales pour répondre aux besoins des propriétaires, des gouverneurs ou des assemblées coloniales. Dans un autre exemple, Eva Kowalská montre comment les exilés sont des pions dans le jeu diplomatique lorsque les soutiens de la Suède, de la Saxe et des Provinces-Unies apportés aux protestants hongrois – condamnés et déportés par les Habsbourg – sont échangés avec l’envoi de troupes du Saint Empire dans la défense contre les Ottomans. Citant Cesare Beccaria, Claudio Povolo qui étudie la politique vénitienne du droit d’asile face au banditisme rappelle que la concession de l’asile pour des motifs humanitaires se répand au début du XIXe siècle. En Toscane, Hugues Cifonelli observe aussi que l’État peut ménager les étrangers »utiles«, porteurs d’un dynamisme économique. Il n’en demeure que le »tri« entre les nobles réfugiés et les marchands traitant leurs affaires peut poser un problème selon Valentina Dal Cin. En revanche, à Malte, Chiara Maria Pulvirenti constate que la politique tolérante britannique envers les réfugiés politiques italiens favorise conjointement l’accueil des tenants d’une restauration bourbonienne après 1860, contribuant ainsi à libéraliser et démocratiser l’approche de la gestion des affaires publiques dans l’aire méditerranéenne.

Enfin, une dernière section s’intéresse aux mobilités »contraintes« et compare l’administration des »exilés« et les techniques gouvernementales dans le pays de départ, les espaces de transit voire ceux du retour. Mobilisant les services diplomatiques, ces pratiques assurent l’ébauche d’une coopération qui s’internationalise selon Thomas Beugniet. Comment, dans ce contexte, les exilés sont-ils contrôlés et répartis? Gilles Bertrand montre que le système de repérage des étrangers – les émigrés français considérés comme un risque pour le maintien d’une position indépendante de la Sérénissime dans l’échiquier diplomatique européen – se modernise avec l’apparition d’un système d’enregistrement qui complète le vieux système de repérage opéré par les hôteliers. Dans l’État pontifical, examiné par Catherine Brice, on considère que les opposants au régime théocratique, maintenus et surveillés dans les frontières romaines, seraient moins soumis à de pernicieuses influences que dans un territoire étranger. Dans le jeune État italien, étudié par Michele Cattane, alors que le droit d’asile est à peine codifié, la gauche libérale tente même d’accorder la citoyenneté »en masse« aux exilés politiques venus des provinces non encore italiennes (Latium, Vénétie). Dans le cas de l’exil intérieur, Jeanne-Laure Le Quang observe qu’il est difficile d’évaluer le contrôle des personnes suspectées de dangerosité. Avec le même constat de Camille Cordier-Montvenoux, il en résulte que le premier XIXe siècle constitue un laboratoire d’expériences et d’innovations dans l’accueil des migrants étrangers, particulièrement envers ceux venus pour des raisons politiques.

Ce collectif est d’une brûlante actualité pour comprendre la généalogie de la question de l’asile. Richement doté d’exemples de trajectoires significatives, il démontre de manière probante comment la mobilité internationale d’exilés et de réfugiés confrontés à la prise en charge des États émancipés de la tutelle religieuse ou impériale tend à revêtir, à partir de la fin du XIXe siècle, une forme juridique concrète sans reconnaître effectivement le droit d’asile laissant ainsi à chaque État la responsabilité de ses politiques de surveillance ou de répression.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Elisabeth Salvi, Rezension von/compte rendu de: Gilles Bertrand, Catherine Brice, Mario Infelise (dir.), Exil, asile. Du droit aux pratiques (XVIe–XIXe siècle), Rome (École française de Rome) 2022, 552 p. (Collection de l’École française de Rome, 594), ISBN 978-2-7283-1555-0, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94362