Après la lecture aussi stupéfiante que révélatrice du présent ouvrage, il n’y a plus de doutes quant à la pertinence historique des rapports sexuels entre l’homme et l’animal, sujet qui grâce à sa visibilité dans les actes judiciaires n’a jamais été tout à fait absent de l’historiographie. Pourtant, pour des raisons évidentes qui résident dans la notion même de tabou, il n’y a rien de courant dans cette façon d’envisager les relations homme-animal. Il faut dépasser des limites très personnelles pour avoir une lecture strictement objective du phénomène. Quoi qu’il en soit, il faut en parler, d’abord pour mieux préciser l’intensité des rapports socio-économiques entre l’homme et l’animal ainsi que la proximité physique et émotionnelle qui en découle. D’autant plus que, comme c’est le cas avec le présent ouvrage, les archives nous permettent d’avoir un regard tout à fait exceptionnel sur les expériences sexuelles possibles, l’incrimination du désir transgressif et la place accordée à l’animal qui au bout du compte servait à reproduire les structures profondément hétéronormatives d’une société moderne marquée par la doctrine religieuse et la pensée paternaliste.

Pour étudier ce thème, l’auteur choisit de s’intéresser aux communautés rurales de l’État-cité de Zurich au XVIIe siècle. En s’appuyant sur 69 affaires de »bestialité«, traitées par les autorités séculières entre 1600 et 1699, il nous plonge dans un mode de la pensée réformée où les Sittenmandate (p. 43) cherchent à empêcher une dégradation des mœurs en disciplinant la société par des règles morales à respecter. Face au crime de bestialité, étroitement associé à l’hérésie, chaque organe d’autorité joue un rôle précis. Tandis que le petit conseil (»Kleiner Rat«), organisme puissant de la ville de Zurich dont se recrutent les baillis gouverneurs des communes rurales aux alentours de la cité, est le moteur principal d’une poursuite systématique, l’Église, quant à elle, reste un coacteur qui joue un rôle consultatif. Ce sont toutefois les prélats et les curés, qui font avancer les procès dans la mesure où ils interrogent l’accusé (souvent prisonnier ou hospitalisé), le mettent à l’épreuve et examinent la validité des regrets présentés. Après avoir compris les multiples ambivalences du phénomène et l’horreur éprouvée face à l’acte tant sur le plan de l’argumentation théologique (chap. 4 »La théologie, la religion et le péché«) que sur le plan des témoignages sur sa mise en pratique (chap. 5 »Le sexe, le corps et la sexualité«), il est tout à fait intéressant de voir à quel point les mécanismes de contrôle social sur place (chap. 6 »La rupture de l’ordre social«), à savoir les familles, le voisinage et les curés, permettent de condamner l’accusé (par peur qu’il puisse contaminer la communauté entière par ses méfaits ), mais aussi de l’acquitter: dans un certain nombre de cas, la bonne conduite, le renom de la famille et notamment la jeunesse (p. 196–213) du suspect peuvent, semble-t-il, grandement influencer le jugement des autorités. Cela ne change rien au fait que le soupçon et plus encore le crime de bestialité commis marquent la fin de l’existence sociale, si ce n’est la fin de l’existence tout court: en effet, même si l’auteur reste impassible face au nombre de peines capitales prononcées – soit la moitié des sentences documentées (p. 67–73) – on comprend la sévérité de la punition appliquée et la gravité perçue de l’acte.

Dans ses jugements, le conseil de Zurich se base sur l’aveu de l’accusé, souvent obtenu sous la torture, ce qui relativise la validité des informations que l’auteur tire des procès-verbaux, source pourtant cruciale pour qualifier l’acte même. L’étude s’appuie notamment sur les interrogatoires des soi-disant »Nachgänger« (conseillers-commissaires chargés d’interroger accusés et témoins) sans pour autant s’y limiter: l’auteur a recours à un grand nombre de sources d’ordre normatif (traités théologiques, catéchismes et sermons imprimés, littérature dédiée à l’agriculture et à la vie à la ferme etc.). Il est aussi à noter que l’auteur ne mène pas une lecture anthropocentrée des sources judiciaires, bien au contraire: l’objectif est de déterminer le rôle de l’animal et sa capacité d’action (»Agency«, p. 10, 28, 105, 286) dans deux contextes précis: d’une part, la possibilité d’interaction physique (p. 111–133) ainsi que la pénétration concrète réalisée par l’homme (p. 139–143), à laquelle l’animal sut quelquefois échapper (p. 134–138). D’autre part, le rôle qui revient aux animaux impliqués (ce sont majoritairement des vaches et chevaux, p. 77) durant le procès. Il n’est pas surprenant que l’intérêt que les autorités portent à l’animal aille rarement au-delà des préoccupations économiques et de son sort après la »contamination«, à savoir la vente, l’échange ou la mise à mort (»Objektivierung«, p. 80). Les réactions de l’animal sont négligées tout comme la notion d’abus tout à fait inexistante dans les actes. Pourtant, la question de savoir si c’est bien lui qui a provoqué le désir de l’accusé (p. 245) ou si c’est le désir même qui aurait incité l’accusé à s’en prendre à l’animal (comme »substitut de la femme«, p. 210–211, 217–219, 232) est bel et bien évoquée lorsque l’on cherchait à comprendre l’excitation sexuelle de l’accusé et ses causes.

Afin de croiser les regards sur l’animal – l’animal dans la sexualité, dans le domaine juridique et dans l’espace (p. 24) – l’auteur applique une méthodologie fortement inspirée de la praxéologie (p. 16, 20) et de la »description dense« qui explique le caractère parfois abstrait et exhaustif, mais fortement utile de l’analyse. L’auteur s’intéresse profondément aux questions de l’histoire de la sexualité soulevées par Foucault, notamment avec l’évolution de l’individu sexuel (p. 19). Par conséquent, l’analyse s’articule essentiellement autour de l’expérience physique ainsi qu’autour de la codification du corps, de la masculinité (»Mannheit«, p. 197, voir aussi p. 64, 193–195) et de l’honneur dans le but de cerner l’imaginaire et le vécu de la sexualité au XVIIe siècle (p. 26). Dans l’interrogatoire, l’auteur voit naître l’individu, conscient de son désir sexuel, et qui, dans l’acte de »bestialité«, déroge fondamentalement à l’ordre divin et à l’idéal masculin déterminé par la capacité à procréer et à contrôler le désir (par le moyen du mariage). Malgré la sévérité des peines, on est confronté à un phénomène d’envergure qui touche profondément le quotidien du monde rural et notamment celui des jeunes garçons qui par les pratiques d’imitation font leurs premières expériences sexuelles avec des animaux (p. 248): l’observation y joue un rôle essentiel. C’est pourquoi en 1638 le curé Breitinger recommande aux parents d’éviter que leurs enfants assistent à des scénarios de copulation (p. 204).

En choisissant l’approche de la »description dense«, certaines questions ne sont cependant pas traitées par l’auteur. On peut par exemple penser à la place des accusés dans leurs communautés respectives, à certains processus sociaux (quel rôle à attribuer à l’insinuation?) et, bien évidemment, au rôle des femmes accusées qui est évoqué par Franzisca Loetz. Un sujet qui pourrait ouvrir sur d’autres espaces géographiques. Quoi qu’il en soit, on ne peut que féliciter l’auteur d’avoir abordé le sujet avec tant de profondeur tout en gardant un langage adapté et sensible. La lectrice recommande cette étude extrêmement riche pour celles et ceux qui lisent l’allemand (et les sources alémaniques). C’est à juste titre que le présent ouvrage inaugure la collection prometteuse »Tiere in der Geschichte I Animals in History« qui marquera sans doute le futur de la recherche internationale sur les relations entre l’Homme et l’animal.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Maike Schmidt, Rezension von/compte rendu de: José Cáceres Mardones, Bestialische Praktiken. Tiere, Sexualität und Justiz im frühneuzeitlichen Zürich, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 343 S. (Tiere in der Geschichte | Animals in History, 1), ISBN 978–3-412–52491–3, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94366