Le »Bulletin de la Société d’art et d’histoire du diocèse de Liège« propose dans sa livraison de 2021 l’édition d’une visite canonique que préparait avec soin l’abbé André Deblon, archiviste de l’évêché de Liège, au moment de son décès survenu en décembre 2005. Des collègues et amis du défunt ont non seulement repris et achevé le chantier inabouti, mais aussi composé une série d’études qui apportent d’utiles éclairages sur le texte. L’entreprise mérite d’être saluée car peu d’éditeurs acceptent aujourd’hui de publier des textes aussi peu littéraires que les procès-verbaux de visites, emplis de redondances, rédigés pour partie en style télégraphique et se complaisant dans des détails qui semblent ne pouvoir intéresser que quelques érudits locaux. En réalité, cette catégorie de sources est celle qui permet de toucher au plus près la religion des chrétiens ordinaires. On le sait, c’est sur les visites que s’est construite à partir des années 1960 l’histoire du vécu religieux des populations d’Ancien Régime. André Deblon, qui avait publié plusieurs études sur les visites et pris en charge le diocèse de Liège pour le répertoire publié en France par le CNRS, était l’un des artisans de la redécouverte de l’intérêt de cette source. Le choix, de la part de cet expert, de publier intégralement la visite du doyenné de Bastogne réalisée en 1693 offre une sorte de garantie sur la qualité de ce document.

Celui-ci, on l’a dit, est présenté dans l’écrin formé des textes qui l’introduisent. Christian Dury, qui indique que le projet d’édition trouve son origine en 1978, procède à une présentation méthodique du document lui-même. Il rappelle que l’auteur en est Jean de Herlenval, curé d’Ortho, doyen du »concile« de Bastogne – portion méridionale du diocèse de Liège –, chargé de cette tâche par l’archidiacre d’Ardenne. Accompagné de son assesseur, Denis Colette, curé de Hives, il parcourt le territoire pendant un mois et demi environ, à partir du 15 mai 1693. Les résultats de cette inspection, qui concerne plus de 70 paroisses, ont été mis au propre par Colette; et c’est le manuscrit collationné par ce dernier qui fait l’objet de la présente édition. Julie Dury propose ensuite une étude approfondie de l’organisation religieuse du concile de Bastogne, qui s’attache aux étapes successives de la constitution du maillage paroissial depuis le haut Moyen Âge, avant d’examiner la situation au moment de la visite. Son article s’accompagne d’utiles annexes, en particulier une liste des visites successives du doyenné de Bastogne, une autre des paroisses inspectées en 1693 – qui donne pour chacune les principales informations utiles (vocable, collateur …) – ou encore une belle carte qui reconstitue l’itinéraire complexe du visiteur à travers le territoire concerné. Le lecteur étranger au diocèse de Liège et à son histoire exprimera toutefois deux petits regrets à propos de cette riche contribution: l’initiation au vocabulaire institutionnel propre à cet espace aurait pu être plus approfondie et plus méthodique (la notion de concile, par exemple, fait ici l’objet d’un usage spécifique à expliquer); les rapports entre le diocèse de Liège et le duché de Luxembourg, rapidement évoqués, méritaient par ailleurs un plus ample développement, dont le point de départ aurait pu être fourni par une cartographie des frontières respectives. Enfin, un troisième texte, proposé par Jean-Claude Muller, procède à une présentation matérielle détaillée du manuscrit édité et apporte notamment la preuve qu’il s’agit bien d’une copie du document originel.

Au total, 75 paroisses du doyenné sont visitées et, pour chacune d’entre elles, l’enquêteur s’intéresse toujours à des questions à peu près identiques, selon un ordre plus ou moins préétabli. On ignore toutefois si un questionnaire précis avait été communiqué par le visiteur avant son arrivée, de manière à faciliter son travail d’inspection. Le compte rendu commence ordinairement par les aspects institutionnels (le collateur, les dîmes, le curé, le nombre de communiants), avant de s’attacher au culte (l’état de l’église, les chapelles, la messe, le tabernacle, le mobilier – chaire, confessionnaux, table de communion –, les ressources). Finalement, le visiteur s’intéresse aux aspects plus proprement pastoraux, évoquant le comportement des clercs et leur zèle pour l’encadrement religieux des paroissiens, dont la pratique des sacrements et la conduite morale font aussi l’objet de demandes et de remarques. Pour chaque paroisse, le procès-verbal se clôt par une ordonnance du visiteur qui énumère les points sur lesquels sont attendus des changements. Comme le souligne bien l’introduction générale, la visite répond à un triple objectif: administratif, pastoral et disciplinaire.

Le choix d’une transcription au plus près du texte, qui n’exclut ni tournures orales ni idiotismes, donne une indiscutable saveur au texte, même s’il ralentit parfois la lecture. En revanche on regrette de ne pas disposer d’un glossaire qui explique certains termes locaux. Globalement, l’information contenue dans le document est très riche sur tous les sujets, et on imagine aisément l’intérêt que pourrait par exemple avoir un traitement sériel des données. Celui-ci mettrait en évidence traits communs et différences entre les paroisses, relèverait les principales déficiences notées par le visiteur et, finalement, permettrait une évaluation du degré d’application de la Réforme catholique près d’un siècle et demi après la clôture du concile de Trente. Apparemment, même si l’on sait que le regard des visiteurs s’est fait plus exigeant au fur et à mesure que les décennies s’écoulent, il semble bien que beaucoup de progrès demeurent à accomplir dans le doyenné de Bastogne pour répondre aux exigences tridentines. Aucun domaine n’est épargné: ici, les bâtiments sont en mauvais état, comme cette église »ruineuse de fond en comble« à Harzy ou cette »maison pastorale […] inhabitable pour sa vieillesse, caducité et ruine« à Wibrin; ailleurs, ce sont les ornements ou les vases sacrés qui sont en mauvais état, le Saint-Sacrement qui est dépourvu d’une lampe permanente, les »images« qui sont à refaire. Parmi tous les écarts et manquements à corriger, l’historien retiendra sans doute surtout les abondantes notations des ordonnances qui concernent les coutumes des paroissiens, parfois considérées comme des superstitions. Les divertissements dominicaux sont fréquemment évoqués, et plus encore les traditions locales liées aussi bien aux fêtes du calendrier qu’aux mariages ou processions. À l’évidence, aucune autre source n’offre des informations d’un aussi grand intérêt pour une ethnohistoire des catégories populaires.

Utile sans doute au premier chef aux spécialistes du diocèse de Liège, cette édition offrira aussi matière à analyse et à comparaisons à tous les historiens du catholicisme moderne, qu’ils s’intéressent aux institutions paroissiales et à leurs finances, aux progrès de la Réforme catholique ou à la piété et aux mentalités religieuses.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bernard Dompnier, Rezension von/compte rendu de: André Deblon (†) (éd.), La visite des 75 paroisses du doyenné de Bastogne en 1693 par le doyen et official Jean de Herlenval, curé d’Ortho. Édité par Christian Dury, Julie Dury, Pierre Hannick et Jean-Claude Muller, Arlon/Liège (Institut archéologique du Luxembourg/Société d’art et d’histoire du diocèse de Liège) 2021, 320 p., ill. (Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg/Bulletin de la Société d’art et d’histoire du diocèse de Liège, Tome LXXIII [Exercices 2019–2020]), ISSN 0776-1295, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94375