Il n’est guère courant qu’un travail de thèse suive son objet sur plus d’un siècle et demi et d’un bout à l’autre de la planète. C’est pourtant le défi ici relevé par Marine Fiedler via l’histoire de la famille hambourgeoise des Meyer. Le »père fondateur« de celle-ci, Johann Lorenz Meyer, crée en 1726 un commerce de vin sur les rives de l’Elbe. Ses descendants s’établissent dans les ports européens de l’Atlantique et de la Méditerranée, notamment à Bordeaux, mais aussi à Cadix ou à Marseille. Au XIXe siècle, l’horizon familial, essentiellement européen jusque-là, s’ouvre au monde: la famille installe un établissement à Singapour, avant même le mouvement de mondialisation de la fin du siècle dont elle peut dès lors profiter à plein. Les principales bases de ses affaires, Singapour (après l’ouverture du canal de Suez) et plus encore Hambourg (avec l’établissement d’un port franc) connaissent en effet une très forte croissance. Et que dire de la fortune des Meyer, dont le capital, entre 1860 et 1889, est multiplié par trente?
Faire le choix d’un »long XIXe siècle« dont les racines appartiennent bel et bien à la période moderne permet cependant d’éviter que ces quelques décennies de croissance et de mondialisation effrénée n’écrasent la perspective. Car si l’objet de Marine Fiedler est global, il n’est qu’indirectement lié aux affaires: il s’agit avant tout du monde tel qu’il est vu et vécu par les Meyer, d’une mer et d’un lieu à l’autre, au prisme d’une conscience familiale à la fois construite par les individus et s’imposant à eux – ce que l’autrice, d’un terme plus naturel en allemand qu’en français, appelle la »translocalité« des Meyer. Plus que d’un mot, il s’agit là d’un choix méthodologique: celui, d’abord, d’estomper la nation dans le tableau d’un siècle qui lui fait à l’excès jouer les premiers rôles – et de montrer que, pour ces grands marchands d’un indéfectible attachement à leur ville d’origine, le rapport au critère de nationalité semble avant tout pragmatique. Celui, aussi, de plonger le regard non dans le secret des affaires mais dans l’intime, sans méconnaître toutes les évolutions de ce dernier. Celui enfin de régler la focale sur l’expérience de la mondialisation et non sur la mondialisation elle-même, pour convaincre le lecteur que les deux phénomènes sont bien différents.
Inscrire un travail comparatif dans la longue durée, et qui plus est à cheval sur les périodes modernes et contemporaines, a un coût: c’est d’abord l’exigence, relevée ici avec brio, d’un travail bibliographique hors norme. C’est aussi le défi constant posé par un corpus de correspondances privées qui, de par son ancrage dans des expériences individuelles renvoyant à des contextes toujours spécifiques, aurait demandé, pour le traiter par un croisement systématique avec d’autres documents, plus d’une vie académique de travail. Les forces et les faiblesses de l’ouvrage sont ici: dans l’appréhension d’une littérature historique considérable dont les évolutions sont perçues de manière réellement et constamment comparative, mais aussi dans l’éclatement du corpus, qui peut conduire à juxtaposer plus qu’à croiser les documents, voire à illustrer les tendances récentes de l’historiographie davantage qu’à les éprouver au regard des sources. Ces choix, cependant, apportent du nouveau, notamment la mise en avant de points de vue féminins dans un milieu (la bourgeoisie d’affaires hanséatique) et une historiographie qui ne les valorisent guère. Points de vue au pluriel, bien sûr, parce que les individus diffèrent et surtout parce que les rôles évoluent: l’ouvrage éclaire ainsi l’exclusion progressive des femmes de la sphère des affaires familiales, actée mi-XIXe siècle – lorsque la réussite commerciale devient, en même temps qu’un important attribut de la masculinité, un sujet dont les hommes ne parlent plus guère qu’à leur mère. À leur femme, ne vaut-il pas mieux en effet écrire des lettres d’amour? La pluralité des points de vue est enfin celle des lecteurs: la lecture de lettres, y compris entre époux, n’était pas une affaire secrète, ce qui place au cœur de leur écriture – et des notions d’intimité et de privauté – la tension entre individu et convention sociale.
Que ce doctorat ait obtenu le prix de la meilleure thèse de l’université de Berne, où il a été rédigé (en cotutelle avec Sciences Po Paris) dit assez de la réussite d’ensemble du projet. On ne saurait cependant conclure sans souligner la richesse des perspectives qu’il apporte, que celles-ci soient ponctuelles ou récurrentes. Le livre peut ainsi se lire comme une histoire de la correspondance: avec l’amélioration et la banalisation des liaisons postales apparaissent ainsi dans les lettres des disputes conjugales, et dans les collections de timbres auxquelles s’adonnent les Meyer, de petites expériences du monde. On y lit parfois, aussi, une histoire de la traduction: le républicanisme hambourgeois, ancré dans une cité dont à peine un tiers des habitants, à la veille de 1848, dispose du droit de bourgeoisie, et 3 à 4 % participent à la vie politique, peut ainsi se combiner sans hiatus avec le royalisme le plus légitimiste dans la France du premier XIXe siècle. On peut encore y trouver la trace, bien avant la création d’un empire colonial allemand, d’une première expérience coloniale germanique – expérience qui est aussi une activité, comme le montre le rôle des Meyer dans les associations pangermaniques hors Europe, ou leurs dons d’objets à divers musées ethnographiques qui se créent dans leur continent d’origine. Faire le tour de ces éclairages donnerait à cette recension une tournure kaléidoscopique que l’auteur de ces lignes, moderniste, ne pourrait que très imparfaitement maitriser. Reste donc, pour finir, à souligner la maniabilité de ce gros ouvrage, au plan chronologique clairement explicité et au double index géographique et onomastique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Vincent Demont, Rezension von/compte rendu de: Marine Fiedler, Von Hamburg nach Singapur. Translokale Erfahrungen einer Hamburger Kaufmannsfamilie in Zeiten der Globalisierung (1765–1914), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 517 S. (Peripherien, 8), ISBN 978-3-412-52433-3, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94378