Le philosophe et théoricien des sciences Olaf L. Müller, professeur à l’université Humboldt de Berlin publie une double biographie de Johann Wolfgang von Goethe (1749–1832) et du physicien et philosophe romantique Joachim Wilhelm Ritter (1776–1810). Il a rassemblé pour cela l’ensemble de la documentation laissée par Ritter (notes, journaux intimes, lettres et publications) qui témoigne de cette relation et collaboration fructueuse. Müller continue ainsi le travail qu’il avait entamé avec son ouvrage précédent »Mehr Licht. Goethe mit Newton im Streit um die Farben« de 20151 sur la réception de Goethe dans le milieu scientifique et plus particulièrement de son célèbre »Traité des couleurs«.

Goethe a rencontré Ritter pendant les études de celui-ci à l’université d’Iéna, dépendant du duché de Saxe-Weimar entre 1798 et 1800. Ils ont collaboré étroitement en faisant des expériences ensemble jusqu’à ce qu’un différend sur l’optique et les polarités les éloigne en 1801. Pour Müller il ne s’agit pas alors d’une rupture, au contraire de la présentation qui en est souvent faite, mais bien d’une prise de distance. Celle-ci s’explique aussi par le fait que Ritter part en 1805 à Munich occuper un poste à l’Académie bavaroise des sciences. Müller a entrepris un travail archivistique très impressionnant, mené avec un réel amour pour le détail. Cela permet de rendre plus compréhensible cette collaboration intense, sachant qu’étonnement Goethe ne cite ni Ritter, ni aucun autre physicien dans son »Traité des couleurs«publié en 1810 – fait dont l’ouvrage ne dissipe pas tout à fait l’énigme. Plus profondément, ce travail minutieux apporte un éclairage stimulant sur le parallèle, indispensable à l’époque romantique (et peut-être encore aujourd’hui), entre d’un côté spéculation et intuition, et de l’autre l’empirie.

L’ouvrage est construit en six parties autour d’un texte principal organisé en paragraphes de deux pages environ, suivi d’approfondissements que le lecteur est libre de lire ou pas. Cette écriture en paragraphes reflète le travail de détective avançant de preuve en preuve pour mieux appréhender dans sa complexité et dans leur contexte à la fois la relation de Ritter et Goethe et leurs avancées dans la science de l’optique. Chaque chapitre est précédé d’un tableau chronologique qui explique les dates et événements les plus importants du chapitre. L’ouvrage contient également seize planches en couleurs très utiles pour comprendre les explications détaillées de l’auteur.

Au centre de l’étude figurent, d’un côté, la fameuse et très controversée théorie scientifique des couleurs développée par Goethe contre celle de Newton pour rendre compte de l’origine et du classement des couleurs et, de l’autre, la découverte du rayonnement invisible ultra-violet par Ritter suite à la découverte de William Herschel de la lumière infra-rouge. Alors que Newton voit dans les couleurs l’effet d’un éclatement de la lumière blanche par un phénomène de réfraction ou d’analyse, pour Goethe c’est un jeu de polarités entre ombre et lumière qui en est l’origine. Aux yeux de celui-ci »la théorie faussement expérimentale du savant anglais fait violence à la lumière et nie l’existence de l’ombre«2. Dans sa préface de la traduction en français des »Matériaux pour l'histoire de la théorie des couleurs«, la philosophe française Éliane Escoubas résume le refus de Goethe en soulignant qu’il »fonde une théorie de la perception des couleurs et non pas une ›physique‹ des couleurs« et que »deux conceptions du ›monde‹ s’opposent ici: là où Newton voit des ›rayons‹, Goethe voit des ›images‹«3. À la théorie objective de la représentation du premier, le second oppose une conception de la vision fondée sur la centralité du sujet et de la subjectivité. Selon Olaf M. Müller, Newton ne prend pas en considération la particularité de l’obscurité. Pour Goethe, cette polarité est fondamentale. Ritter adopte cette pensée et finira par penser le monde tout entier en termes de polarités, exprimant ainsi la conviction romantique que toutes les forces de la nature interagissent4.

L’hypothèse du livre est donc que Ritter a trouvé le rayonnement UV, parce qu’il a adopté le concept (Denkrahmen) de Goethe sur les polarités. C’est l’influence de Goethe qui aurait suscité son intérêt pour le spectre de la lumière et les couleurs qui fait de lui par la suite également et fatalement un opposant à l’optique de Newton. Ainsi, pour Müller, si le concept des polarités a certes été ensuite scientifiquement réfuté, il a néanmoins permis une découverte scientifique importante. C’est ce qui le conduit à présenter son propre travail comme une »contribution aux sciences naturelles complémentaires« (»Beitrag zur komplementären Naturwissenschaft«, p. 36), c’est-à-dire à l’histoire d’idées non établies par la science mais qui l’ont fait avancer malgré tout – Müller utilise aussi à cet égard le terme de »sciences alternatives«. Ces analyses nuancent plus généralement la vision d’un Goethe scientifique mis en échec par la postérité. En cela, elles rejoignent les travaux importants d’un autre philosophe de la nature assez peu connu en France, Gernot Böhme5. Enfin, cet ouvrage est aussi une analyse de ce qui fait la réputation scientifique, de la volonté de protéger une renommée scientifique et de la crainte de la perdre.

Les chercheurs en études littéraires seront particulièrement intéressés par l’analyse – certes assez courte – que Müller fait des échos que la littérature a donnés à la collaboration entre Ritter et Goethe. L’ouvrage aborde surtout, dans le corpus Goethéen, le »Faust« I et II ainsi que les »Affinités électives«. Il souligne par ailleurs que le physicien Ritter n’a pas voulu séparer les »deux cultures« (littérature/esthétique et savoir). Il a ainsi écrit deux monographies dans un style très littéraire6, est l’auteur de deux poèmes (dont le premier poème »dadaïste« de l’histoire selon Müller) et il avait aussi un projet de roman (p. 389) dont cependant aucune trace n’a été conservée. Lorsque Faust est aveuglé par le soleil ou observe un arc-en-ciel dans l’eau d’une cascade au début du »Faust« II, aurait-il les traits de Ritter, lequel menait des expériences dangereuses consistant à fixer longuement le soleil? La sympathie de Goethe pour Ritter et ses recherches controversées dans le domaine du magnétisme animal s’exprime également dans les »Affinités électives«, notamment à travers la figure du compagnon de voyage du lord anglais et de ses expériences de pendule avec Odile et Charlotte. Ritter considère que les phénomènes du pendule proviennent de la même force que celle à l’origine du principe de l’affinité élective et qu’il appelle »sidérisme«. Qu’en pense Goethe? Sa réaction est quelque peu ambivalente, même si dans les »Entretiens avec Eckermann« du 7 octobre 1827 il se montre plutôt convaincu des forces magnétiques et de l’analogie entre êtres organiques et composés inorganiques:

»Nous avons tous quelque chose des forces électriques et magnétiques en nous et nous exerçons comme l’aimant une force attractive et répulsive, selon que nous entrons en contact avec quelque chose de semblable ou de dissemblable«7.

Cette lettre montre que l’idée de la polarité est restée fondamentale pour Goethe jusqu’à la fin de sa vie. Ritter de son côté est mort depuis dix-sept ans quand Goethe la rédige. La double-biographie d’Olaf L. Müller permet ainsi non seulement de retracer l’histoire de deux grandes figures de l’histoire de la littérature et des sciences, mais aussi de pénétrer au cœur de la science romantique en train de se faire et d’éclairer certains aspects encore peu connus de l’histoire de l’optique et de la physique (p. 548).

1 Olaf L. Müller, Mehr Licht. Goethe mit Newton im Streit um die Farben, Frankfurt am Main 2015.
2 Jean Lacoste, Goethe, la nostalgie de la lumière, Paris 2007, p. 177.
3 Éliane Escoubas, Préface, dans: J. W. Goethe, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, Toulouse 2003, ici p. 13 et 20.
4 Cf. Charles Le Blanc, Laurent Margentin, Olivier Schefer (éd.), La forme poétique du monde. Anthologie du romantisme allemand, Paris 2003, p. 53.
5 Gernot Böhme, Ist Goethes Farbenlehre Wissenschaft?, dans: Gernot Böhme, Alternativen der Wissenschaft, Frankfurt am Main 1993, p. 123–153 ainsi que Gernot Böhme, Gregor Schieman (dir.), Phänomenologie der Natur, Frankfurt am Main 1997; Gernot Böhme, Goethes Farbenlehre als Paradigma einer Phänomenologie der Natur, dans: Alfred Schmidt, Klaus-Jürgen Grün (dir.), Durchgeistete Natur. Ihre Präsenz in Goethes Dichtung, Wissenschaft und Philosophie, Frankfurt am Main 2000, p. 31–40.
6 J. W. Ritter, Physik als Kunst (1806); id., Fragmente aus dem Nachlasse eines jungen Physikers (1810).
7 »Wir haben alle etwas von elektrischen und magnetischen Kräften in uns und üben wie der Magnet selber eine anziehende und abstoßende Gewalt aus, je nachdem, ob wir mit etwas Gleichem oder Ungleichem in Berührung kommen«. dans: Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe, Stuttgart 2002, p. 668–669. Cf. Jeremy Adler, Eine fast magische Anziehungskraft. Goethes Wahlverwandtschaften und die Chemie seiner Zeit, München 1987, p. 185.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hildegard Haberl, Rezension von/compte rendu de: Olaf L. Müller, Ultraviolett. Johann Wilhelm Ritters Werk und Goethes Beitrag – Zur Biografie einer Kooperation, Göttingen (Wallstein) 2021, 440 S., 32 Abb. (Schriften der Goethe-Gesellschaft, 80), ISBN 978-3-8353-3978-1, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94384