Le livre de Peter Reinkemeier est la publication de sa thèse soutenue en 2016. Il y expose une recherche minutieuse, tant sur le plan archivistique qu’historiographique, sur les catastrophes naturelles en Bavière au XVIIIe siècle qui sont abordées à travers deux cas: les inondations et les intempéries. L’auteur cherche à nuancer le récit d’un grand changement de paradigme de l’interprétation »religieuse-transcendantale« des catastrophes naturelles et de leur gestion à une interprétation »naturo-scientifique et immanente«. Il en tire également un argument sur le processus de gouvernementalisation de la nature au XVIIIe siècle, insistant sur le rôle croissant des autorités politiques dans la gestion des catastrophes et leur alliance avec les autorités scientifiques.

Le livre s’articule autour des deux études de cas. Les deux premiers chapitres forment une longue introduction qui fournit un état de la recherche (principalement en langue allemande) dans les champs de l’histoire environnementale et des catastrophes naturelles. L’exposition des concepts appelés à structurer l’étude des catastrophes, notamment sur la vulnérabilité, les critiques théoriques du partage nature/culture, ou encore la notion d’hybridité socio-naturelle seront particulièrement utiles pour un lecteur qui découvrirait ces champs de recherche. En revanche, il est un peu frustrant que cette partie, qui constitue presque un quart de l’ouvrage, n’aborde que peu l’étude empirique à venir, et ne dise encore rien sur la gouvernementalisation.

Les chapitres trois et quatre développent l’étude de cas sur les inondations, en accordant une place importante aux évolutions de l’ingénierie hydraulique. L’auteur y expose la place croissante des administrations princières dans les réponses apportées aux inondations, et l’institutionnalisation d’un corps d’ingénieurs spécialisés. À travers les archives administratives de nombreuses affaires locales exposées en détail, nous suivons l’évolution des savoirs mis en pratique par les ingénieurs et la théorisation des solutions techniques envisagées pour contenir les crues. Les chapitres cinq et six présentent l’étude des réactions face aux intempéries, en particulier: les sonneries de cloches, les tirs sur les nuages d’orage et les paratonnerres. Cette étude laisse une plus grande place à une analyse, très fine, des motifs religieux dans le discours sur les catastrophes naturelles et de leurs interactions avec les discours des autorités politiques et scientifiques. L’auteur y aborde également plus de cas transfrontaliers que dans la première partie, en évoquant des échanges avec l’évêché de Salzbourg et le Tyrol. Le chapitre sept propose un résumé efficace des chapitres précédents et une interprétation au regard de la thèse d’une gouvernementalisation de la nature.

Dans l’ensemble, Peter Reinkemeier offre une contribution importante à la révision du récit d’un grand changement de paradigme face aux catastrophes naturelles lié à la modernité. Il montre que la science naturelle ne remplace pas la religion suivant un processus linéaire et que des pratiques religieuses persistent, mais aussi que les discours religieux évoluent et ne constituent pas un bloc homogène. L’étude des intempéries et des différentes perspectives théologiques est particulièrement fascinante à cet égard! La mise en avant du rôle des autorités politiques apporte également une vision beaucoup plus complexe de l’évolution des sociétés européennes face aux catastrophes naturelles. Elle souligne, dans la lignée de nombreux travaux récents en histoire environnementale, les apports d’une histoire politique à l’étude des liens entre pouvoirs, sociétés et environnement.

Le livre de Peter Reinkemeier pourra stimuler des discussions sur différents points. On pourrait pousser plus avant la réflexion méthodologique sur les sources en s’interrogeant sur les voix et les positions qu’elles documentent. L’auteur abordant les catastrophes principalement sous l’angle du »discours«, les sources textuelles produites par les autorités princières, scientifiques ou religieuses prédominent. Il en résulte une approche »par le haut« qui analyse peu les visions d’autres acteurs. On se demande ainsi si des approches alternatives, par exemple via les cultures matérielles, auraient permis d’aborder plus en profondeur les visions de groupes sociaux dont l’accès à la catégorie un peu vague »d’espace publique« était plus limité, comme les populations rurales. On aimerait en savoir plus sur la persistance de pratiques religieuses à la fin du XVIIIe siècle, voire au XIXe siècle, en particulier en ce qui concerne la piété populaire évoquée par les ex-voto, mais peu exploitée par l’auteur (p. 156–160). L’iconographie est plutôt cantonnée à un rôle d’illustration alors qu’elle aurait pu appuyer davantage le propos de l’auteur, sur le rôle de la cartographie par exemple (p. 111–112). La question des sources se pose d’autant plus concernant les acteurs non-humains. L’auteur fournit finalement assez peu d’informations sur l’évolution des dynamiques fluviales ou encore des conditions climatiques de la fin du XVIIIe siècle et laisse en suspens la question des apports d’un dialogue avec les sciences »naturelles«. Malgré l’introduction théorique sur les modèles d’hybridité, les études de cas présentent plutôt des humains »face« aux catastrophes naturelles.

Une autre question en suspens produite par l’approche via le discours concerne les temporalités du phénomène de la gouvernementalisation. L’auteur présente ce processus comme un développement de long terme, mais cela semble parfois en contradiction avec la concentration chronologique autour des années 1770–1780. Outre les temporalités propres aux acteurs naturels, on s’interroge sur les rapprochements possibles entre les cas des inondations et des intempéries, voire sur d’autres comparaisons avec les forêts ou les paysages agraires évoqués en conclusion. Les dernières décennies du XVIIIe siècle semblent ainsi représenter un moment déterminant tant dans la gestion des environnements, mais de façon bien différenciée. La structure du livre juxtapose les deux cas, mais rend moins compte de leurs connexions. L’auteur souligne des parallèles comme l’émergence d’un motif de gestion gouvernementale par l’expertise. Mais il aurait été possible de commenter plus avant leurs différences, comme l’échec de la tentative d’institutionnaliser des experts de l’orage (p. 436–442), et de se demander ce qu’elles signifient pour la réalité de l’application du discours de la gouvernementalisation. Si cette dernière est devenue un motif discursif fort, surtout dans les dernières décennies du siècle, les rythmes et les limites de la mise en application de ce projet politique suivant ses cibles semblent encore un peu flous.

Dans cet ouvrage, Peter Reinkemeier livre ainsi une recherche minutieuse sur un projet politique qui permet de penser plus en profondeur la reconfiguration des relations entre pouvoir, sociétés et environnements et invite à de nombreuses réflexions très stimulantes pour poursuivre l’exploration de ces transformations socio-environnementales.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Corentin Gruffat, Rezension von/compte rendu de: Peter Reinkemeier, Die Gouvernementalisierung der Natur. Deutung und handelnde Bewältigung von Naturkatastrophen im Kurfürstentum Bayern des 18. Jahrhunderts, Göttingen (V&R) 2022, 498 S., 5 s/w Abb. (Umwelt und Gesellschaft, 27), ISBN 978-3-525-37103-9, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94386