Une somme: voilà le mot qui s’impose à la prise en main de ce volume de près de 700 pages, dont la bibliographie comporte plus de 1000 titres allemands, anglais, français, italiens et néerlandais, illustré par une soixantaine de tableaux et graphiques, et indexé par des entrées géographiques, onomastiques et thématiques. Une somme, la lecture des quelques 540 pages de texte (dont plus de 2000 notes de bas de page) le confirme – mais une somme au plan clair et maniable, et à l’écriture très lisible. Avec cette habilitation soutenue en 2017 à l’université de Francfort-sur-le-Main, couronnée de prix reçus en Italie et en Allemagne, et rédigée à la suite d’une thèse sur le commerce des villes hanséatiques et du Danemark face à la menace barbaresque, Magnus Ressel s’établit définitivement comme spécialiste des relations commerciales terrestres ou maritimes entre Méditerranée et Europe du Nord pendant la seconde modernité.

Le livre se subdivise en trois gros chapitres, qui forment presque trois ouvrages à parts entières et peuvent – de l’aveu même de l’auteur – être lus comme tels. Le premier, consacré aux évolutions du commerce transalpin, est largement un travail de synthèse. Il montre la transformation des échanges intervenue lors de la seconde modernité: évolution des marchandises, d’abord, avec la quasi-disparition des épices et métaux dont le commerce avait fondé la présence allemande à Venise, et l’essor de cargaisons »proto-industrielles« composées pour l’essentiel de matières premières et textiles; transformation des modes de transport, aussi, les entrepreneurs-rouliers court-circuitant peu à peu la Rodfuhr tenue, dans les vallées alpines, par des communautés d’habitants privilégiées; concurrence, enfin, des différentes routes alpines les unes avec les autres, dans laquelle se lit aussi – du poids des Habsbourg aux résistances piémontaises – le jeu des rivalités politiques. C’est également sur les mers d’Europe du Nord que se joue le destin de ces circulations terrestres: la baisse des droits prélevés pour le passage des cols, dans les années 1670, voit son effet amplifié par les conflits opposant puissances maritimes à la fin du siècle, pour expliquer qu’après le net déclin provoqué par la guerre de Trente ans, les échanges transalpins retrouvent une vigueur réelle au XVIIIe siècle.

Un deuxième ensemble retrace la vie institutionnelle des communautés allemandes installées dans la péninsule italienne. Jusqu’à la fin de l’époque moderne, la principale d’entre elles est à Venise, centrée sur le Fondaco dei Tedeschi au rôle renouvelé : s’il s’agit toujours d’un bâtiment où louer des entrepôts, le rôle institutionnel du Fondaco est avant tout celui d’un poste de douane. C’est cette douane, au fonctionnement »à la fois particulier et universel« (comme le dit un écrit anonyme de 1719) qui est au cœur des privilèges dont jouissent les Allemands à Venise. Dans ce qui est la partie la plus forte et la plus convaincante de l’ouvrage, Magnus Ressel démontre, par l’exploitation des protocoles du Fondaco (1646–1682) et de rapports des Cinque Savi a la Mercanza, que ces privilèges, loin d’être un héritage anachronique, constituaient une solution pragmatique permettant de cimenter une manière d’alliance informelle entre la Sérénissime et les villes d’Empire d’Allemagne du Sud. Le lobbyisme des marchands allemands, prêts à financer sinon à corrompre le gouvernement vénitien, joue ici à plein tant pour renforcer les droits concédés que pour s’en réserver le bénéfice exclusif. Sous divers prétextes (allant jusqu’à des manières de tables différentes!), ce sont ainsi les Néerlandais et leurs facteurs, les juifs, puis tous ceux qui ne peuvent attester d’une origine haute-allemande sur plusieurs générations, qui en perdent le profit. Dans le même temps, l’ancienne subornation à des sociétés dirigées au Nord des Alpes s’efface: aux facteurs de grandes maisons hautes-allemandes, souvent célibataires et restant peu sur la lagune, succèdent des marchands autonomes qui résident, s’établissent et – à partir des années 1680 – fondent famille à Venise. Parler d’un déclin de cette communauté serait, Magnus Ressel le montre, s’interdire d’en saisir et l’évolution et la spécificité vis-à-vis des groupes de marchands étrangers faisant la fortune d’autres ports méditerranéens, qui n’ont eux – l’exemple de la nation »hollando-allemande« de Livourne le prouve – aucunement les traits d’un cartel. C’est au contraire la force maintenue de la nation allemande que l’auteur souligne: dans une Venise forte de 140 000 habitants, la trentaine de marchands inscrits au Fondaco réalise, à la fin du XVIIIe siècle, 7 % du trafic de marchandise taxé par les douanes de la ville.

La dernière partie de l’ouvrage se consacre aux évolutions de cette communauté. Au cœur de l’étude, on trouve les réseaux familiaux désormais construits et structurés depuis les rives de l’Adriatique. L’empreinte religieuse y est inévitable: comme leurs homologues de Haute-Allemagne, les marchands allemands de Venise sont luthériens, et font vivre autour du Fondaco un protestantisme toléré tant bien que mal. S’attacher aux évolutions de celui-ci, s’interroger sur la part croissante qu’y prend le piétisme (notamment tel qu’il est défini à Halle), voilà qui s’avère aussi passionnant que complexe: la clandestinité de l’Église, le pragmatisme de marchands peu portés à l’exposé d’une vie spirituelle en tout état de cause condamnée à la discrétion, n’offrent guère de prise au travail historique. En usant d’une documentation non vénitienne (les dons versés par des marchands du Fondaco à Halle, par exemple) et de critères clairement explicités, l’auteur convainc néanmoins de la réalité de ce piétisme. De fréquentations et d’alliances matrimoniales inscrites dans cet horizon spirituel, il infère l’existence de réseaux commerciaux, par un mouvement qui lui apparaît moins convaincant. La reconstruction des affaires (opérée ici via des bilans de faillite dont les données agrégées dressent un tableau purement géographique du négoce de chaque marchand considéré) reste trop sommaire pour être concluante; surtout, les évolutions mêmes du commerce – notamment la place de plus en plus grande tenue, d’après l’auteur, par la commission et la circulation des paiements – questionnent l’idée d’une fermeture (confessionnelle ou ethnique) de ces réseaux.

Par l’ampleur du sujet qu’il traite, par ses qualités de clarté et de synthèse, par la peinture vivante qu’il donne d’un Fondaco dei Tedeschi – et au-delà de lui de tout un édifice de droits et privilèges – dont la modernité, au XVIIIe siècle, est longtemps restée éclipsée tant par les splendeurs médiévales que par la nouveauté de ports aux pratiques plus libérales, l’ouvrage de Magnus Ressel fait donc date. Ce livre, plus encore dans les champs de l’histoire politique et institutionnelle des communautés marchandes que dans l'étude de leurs affaires, est une référence.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Vincent Demont, Rezension von/compte rendu de: Magnus Ressel, Protestantische Händlernetze im langen 18. Jahrhundert. Die deutschen Kaufmannsgruppierungen und ihre Korporationen in Venedig und Livorno von 1648 bis 1806, Göttingen (V&R) 2021, 698 S., 11 Abb. (Schriftenreihe der Historischen Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 107), ISBN 978-3-525-36329-4, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94387