Regula Schmid (université de Berne) édite, sous la forme d’un fac-similé accompagné de transcriptions ainsi que de commentaires, un ensemble de rôles militaires (Reisrodel) de la tribu des Constaffel couvrant la période 1503–1583. Le manuscrit, acquis en 2017 auprès d’un antiquaire, constitue l’un des plus anciens documents produits par les corporations zurichoises, dont les fonds ont été dispersés dès la fin de l’Ancien Régime. Les Constaffel regroupaient à la fois une partie de l’élite municipale, membres du poêle Zum Rüden (au Mâtin), les bourgeois non affiliés à une tribu de métiers et enfin les habitants d’un faubourg défavorisé. Cette hétérogénéité sociale se retrouve dans des listes où des familles zurichoises accédant souvent au conseil (Edlibach, Meyer von Knonau, Escher, Göldlin) côtoient des individus plus obscurs.

Conformément à la charte jurée de 1336, les devoirs civiques sont répartis au sein des tribus de la ville ainsi que des communautés du canton. Ici, il s’agit de la Reis, l’expédition militaire hors des murs de la ville. Ce terme désigne plusieurs réalités: il peut s’agir du service civique accompli par des membres de la tribu ou bien par leur remplaçant (issu de la même famille ou payé pour ce service), ou encore de mercenaires partant de leur propre initiative. Les listes conservées correspondent à la quasi-totalité des détachements zurichois connus pour la période 1503–1531; les premiers documents semblent être des copies établies dans les années 1510. Comme les annotations marginales, ces copies montrent que les responsables ont utilisé à plusieurs reprises les documents, revenant parfois plusieurs années après les évènements.

Malgré une impression initiale de continuité, l’éditrice scientifique insiste sur l’irrégularité de ces épisodes militaires, qui conditionne la production de ces listes. En effet, le territoire zurichois est épargné par des invasions, entre la guerre de Souabe (1499) et les guerres de la Réformation (1529–1531). Les détachements militaires hors des limites du canton sont généralement contraints par la politique de la Confédération dans laquelle Zurich peine à imposer réellement ses vues. Les cantons intérieurs déclenchent la conquête de Bellinzone (1503), occasion de la première liste enregistrée. Les contrats de la Confédération avec le pape (1512–1516) ou Maximilien (siège de Dijon, 1513), ou encore l’aide à d’autres alliés (Wurtemberg, Ligue grise) ne sont pas non plus une initiative zurichoise, ni une entreprise particulièrement lucrative.

De ce fait, les participations militaires se raréfient avec le rejet du mercenariat (lié entre autres à l’impact du réformateur Zwingli), le retrait progressif de la Confédération du conflit en Italie et les déchirements causés par le schisme religieux (1529–1531). Du reste, après l’affrontement sanglant de Novara (1512), les désastres de Marignan (1515) et enfin de Cappel (1531) sont de véritables traumatismes. Conclusion lugubre de l’auteur de la liste de 1531, »c’est la fin de ce rôle et si l’on veut guerroyer davantage il faudra en créer un autre, ce dont Dieu nous garde«. De fait, il faut attendre 1612 pour que les bourgeois de Zurich soient à nouveau mobilisés pour la Reis. En 1547, lors de la guerre de Smalkalde, les Constaffel envisagent de reprendre le volume délaissé depuis Cappel, alors que Zurich s’efforce, mais en vain, de convertir les Confédérés à l’idée d’une intervention militaire afin de protéger la ville impériale de Constance, un de ses partenaires diplomatiques majeurs; en réalité, les rôles de 1547 à 1583 ne sont plus que des révisions de listes établies en cas de mobilisation sans que jamais celle-ci n’ait lieu.

On remarque ainsi la diversité des contextes de production, entre les listes et comptabilités postérieures aux évènements, et les listes prévisionnelles – dont certaines sont caduques puisque l’expédition prévue est parfois annulée. Dans ces documents se cachent autant de détails uniques permettant de comprendre la réalité de cette guerre »au ras du sol«: la participation de quelques femmes (probablement comme cuisinières, lavandières ou infirmières); le paiement des arriérés de solde (le cas échéant aux héritiers); le détachement de certains individus sélectionnés par une autre institution telle que la bannière des tireurs; l’alternative proposée entre la solde de mercenaire et la solde liée au service civique. La tribu apparaît comme une institution déterminant, selon les effectifs demandés par la ville – comme lors de la mobilisation bâclée de 1531 – quels individus sont choisis pour la représenter. Elle sert de caisse commune et possède une réserve d’armes utile pour équiper certains dans l’urgence, et assure des fonctions logistiques (notamment pour l’alimentation, même si plusieurs termes des comptabilités semblent échapper à toute traduction précise).

Ce bel ouvrage a ses limites, liées à la nature même du document-source. Les listes sont hétérogènes, allant de la quinzaine de noms à 163 en 1503; elles ne représentent généralement qu’1 % du contingent zurichois, compte tenu du poids démographique du plat pays. Elles détaillent certaines fonctions de commandement mais ne précisent qu’exceptionnellement les armes avec lesquelles les Zurichois sont équipés. Enfin, l’identification des personnalités reste partielle et c’est au lecteur lui-même de prolonger sa curiosité en comparant d’une liste à l’autre, ou en recourant aux prosopographies éditées par l’historiographie antérieure. On peut regretter que les listes de la société des arquebusiers de Zurich (1526) ou encore des participants de la grande loterie de 1504 n’aient pas été consultées. Ce document rare et inédit, produit par les corporations, offre en tout cas la possibilité bienvenue d’une comparaison avec les documents militaires que l’on a davantage conservés et qui sont produits par les seules autorités municipales et territoriales.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Dominique Delle Luche, Rezension von/compte rendu de: Regula Schmid Keeling, Mit der Stadt in den Krieg. Der Reisrodel der Zürcher Constaffel, 1503–1583, Zürich (Chronos) 2022, 200 S. (Mitteilungen der Antiquarischen Gesellschaft in Zürich, 89), ISBN 978-3-0340-1663-6, CHF 48,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94389