Il est des sujets que l’on pense parfois épuisés mais ce livre, tiré d’une thèse soutenue en 2019, comme une récente thèse de Cyril Bouvet (2018) sur le concept de frontières naturelles, nous prouvent que non. H. Schwanitz se place ainsi dans une dynamique de recherche à la fois longue et très actuelle: longue car cette thématique des frontières a été fortement travaillée, entre autres de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe, dans un contexte très marqué par les nationalismes, et au cours duquel, d’ailleurs, Gaston Zeller avait notamment fait un »sort« à cette question des frontières naturelles pour l’époque moderne (1933); actuelle en raison bien entendu de la guerre en Ukraine et de ce que M. Foucher a dénommé le »retour des frontières« (2016).

H. Schwanitz questionne cette idée des »frontières naturelles« à l’aune du contexte de construction des identités nationales et du concept même d’identité, la frontière étant évidemment un séparateur commode et utile dans la définition de »soi« et de »l’autre«, comme le montre son usage dans les discours politiques et nationalistes. L’objectif de l’auteur est bien de travailler sur l’essor, la réception et les usages de cette idée de »frontières naturelles« autour de 1800, à cette charnière bien réelle sur l’idée de nation sous l’influence de la Révolution française. Ce qui intéresse également H. Schwanitz, c’est de voir dans quelle mesure cette idée a contribué à engendrer une production de savoirs géographiques et historiques, comme aussi de suivre la circulation des idées. Ce faisant, il se place dans une démarche d’histoire culturelle, utilisant cette idée comme porte d’entrée pour analyser et comprendre les systèmes de pensée d’une époque, évitant ainsi l’écueil d’étudier une idée pour elle-même, comme sortie de son contexte sociétal, pour mieux saisir de quelle manière la nation et l’espace national se construisent et se pensent à travers la frontière qui est certes une réalité mais également une construction socio-culturelle.

Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur des écrits ayant trait à la philosophie, au droit, à la géographie, aux études politiques, tant des articles que des ouvrages. Le livre débute par un solide chapitre introductif qui cadre bien le contexte d’analyse et les fondements de la recherche effectuée. Dans un deuxième chapitre, l’auteur jette les bases du contexte intellectuel pour saisir cette idée de »frontières naturelles«, en s’attachant à questionner le rapport des Lumières à la nature. S’il s’agit là d’une approche du terreau philosophique, la question du transfert de celui-ci à une réalité pratique est examinée à travers les liens entre sciences et État, particulièrement le rôle et la place joués par la géographie, au XVIIIe siècle, comme outil de gouvernement. Vient ensuite, avec le chapitre 3, une approche à proprement parler de la genèse de l’idée de frontières naturelles. Trois entrées sont proposées pour appréhender celle-ci: les discours juridico-politiques à compter du XVIe siècle, les nouvelles approches en géographie physique, notamment avec l’étude des travaux de Philippe Buache et de Johann Christophe Gatterer, avant de s’intéresser aux propos véhiculés par la philosophie et l’histoire porteurs aux yeux des contemporains d’un nouvel équilibre en Europe: en effet, avec ces »frontières naturelles«, d’aucuns, à l’exemple de Johann Heinrich Gottlob Justi, voient dans la nature et les limites qu’elle aurait attribuées aux nations – avec l’idée d’une homogénéisation territoriale – un élément d’équilibre international et de force nationale. Ainsi, pour lui, comme pour Louis-Sébastien Mercier, ces »frontières naturelles« constituent un moyen de faire valoir les idées des Lumières et d’apporter – dans le prolongement de l’abbé de Saint-Pierre – une paix perpétuelle. Ce chapitre, au-delà des informations données, montre bien que l’idée des frontières naturelles était bien présente et répandue dans cette Europe occidentale avant le XIXe siècle; H. Schwanitz s’oppose en cela à ce que Hans Medick (2006) avait pu affirmer et retrouve sur ce point Cyril Bouvet. Il nous montre bien que cette idée était intégrée dans les discussions et réflexions ante-Révolution française et dans l’émergence des nationalismes, et qu’il n’y donc pas de »surgissement« des »frontières naturelles« à l’aube du XIXe siècle. Évidemment, le propos est modulé par le fait que c’est l’utilisation de cette idée qui change autour de 1800 et, en cela, il n’y a pas de contradiction fondamentale avec ce que d’autres auteurs ont pu écrire précédemment. Ainsi, avec le processus de prise de conscience nationale, en Allemagne, dans le contexte d’invasion française, H. Schwanitz étudie l’idée de »frontières naturelles« l’aune de l’idée nationale, de l’identité allemande (chapitre 4). Ici, il met parfaitement en œuvre ce processus de réception et de mue d’un élément de la culture scientifico-philosophique au prisme d’un contexte politique nouveau. Pour ce faire, il utilise deux entrées principales: celle des acteurs et des figures (comme Ernst Moritz Arndt) et celle de l’exemple saxon, ce qui permet de dépasser les généralités avec cette étude de cas bien menée et, entre autres, de mesurer la porosité des entreprises révolutionnaires françaises – dans le souci de faire au mieux correspondre (au moins dans la dynamique) les découpages territoriaux et administratifs aux réalités naturelles – avec ce qui s’est passé dans cette Allemagne politique remodelée en 1803/1806. C’est aussi là que l’auteur interroge bien le rôle de ces entreprises, des réformes de l’État – dans leurs déclinaisons administratives et leurs liens avec la géographie – dans la construction des identités régionales et nationales. Toutefois, l’auteur montre bien que la réception de l’idée des »frontières naturelles« n’est nullement uniforme ni sans débats. Ainsi, Friedrich Schlegel ne manque pas de contredire Arndt ou Lorenz Oken pour affirmer que la géographie ne joue pas le rôle de ferment à la culture et à une société. Avec lui et d’autres auteurs (chapitre 5), il existe aussi, au début du XIXe siècle en Allemagne, un rejet de l’usage de la géographie – et des »frontières naturelles« – comme fondement de politiques rationnelles. Pourtant, ils ne sont pas nécessairement entendus en ce siècle des nationalités, des nations et de la multiplication des frontières étatiques où l’on greffe également l’histoire à ces »frontières naturelles«, jusqu’à cette anthropogéographie qui a voulu voir des caractères de population liés à leurs espaces de vie, avec les conséquences politiques que l’on connaît au cours du premier XXe siècle.

L’intérêt de ce travail est bien d’avoir mis en évidence que dans le monde allemand les »frontières naturelles« contribuaient aussi à la représentation de l’espace de l’État avant la Révolution française sans pour autant donner lieu aux applications pratiques que l’on connaît avec les conquêtes françaises sur la rive gauche du Rhin. Les prolégomènes d’avant la fin du XVIIIe siècle ont forgé des idées qui ont été affutées pour produire un discours identitaire autour d’une symbiose rêvée entre territoire, peuple et État. H. Schwanitz nous montre que dans ce qui préfigure l’Allemagne contemporaine, les discours sur les »frontières naturelles« contribuent à forger une identité inscrite dans un espace géographique, laquelle trouve également ses vecteurs à travers la culture, la langue et aussi une histoire. Avec cette belle étude bien argumentée que nous livre ici l’auteur, on voit que l’utilisation de cette idée des »frontières naturelles« a aussi préparé le terrain à ce que l’on dénomme la géopolitique pour laquelle on connaît le rôle joué par Friedrich Ratzel et, un peu plus tard, Carl Haushaufer.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Laurent Jalabert, Rezension von/compte rendu de: Henrik Schwanitz, Von der Natur gerahmt. Die Idee der »natürlichen Grenzen« als Identitätsressource um 1800, Leipzig (Leipziger Universitätsverlag) 2021, 362 S. (Schriften zur sächsischen Geschichte und Volkskunde, 65), ISBN 978-3-96023-382-4, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94391