Dans sa thèse, dirigée par Francisca Loetz à l’université de Zurich, Eveline Szarka met en évidence l’importance de la thématique des spectres dans les milieux réformés suisses (clergé et laïcs) aux XVIe et XVIIe siècles. L’étude est menée en termes d’histoire des savoirs et de sémiotique historique, et se penche sur la signification théologique des spectres, les émotions et le discours sécuritaire qui entourent le phénomène des apparitions, les sens que les contemporains leur attribuent et les pratiques employées pour les maîtriser. Ce travail vient combler une lacune historiographique – une étude des nombreux traités protestants sur les spectres manquait jusqu’à présent.
L’introduction respecte strictement le schéma scientifique, avec la définition du problème – les études anciennes ont crédité à tort les réformés d’une éradication des spectres –, l’état de la recherche, la problématique et le corpus sélectionné. L’état de la recherche aurait pu prendre un peu plus de recul, insérant les différentes publications sur le sujet dans des orientations de la recherche ou des perspectives plus larges. Il aurait en particulier été intéressant de voir comment les ethnologues ou la Volkskunde ont traité du phénomène, mais aussi comment il a été thématisé par l’histoire des mentalités, par l’histoire culturelle, ou par l’anthropologie historique. On s’étonne aussi de constater l’absence, dans la bibliographie, des études de Gábor Klaniczay sur la démonologie chrétienne et la mythologie populaire, de Jean Céard sur les prodiges à la Renaissance, d’Yvonne Wübben (»Gespenster und Gelehrte«, 2007) et plus encore de Caroline Callard (»Le temps des fantômes. Spectralités d’Ancien Régime, XVIe–XVIIe siècles«, 2019, dont une traduction anglaise a paru en 2022). Le propos d’E. S. est internaliste: elle entend non pas étudier la circulation interconfessionnelle de discours et de pratiques relatifs aux spectres dans un espace donné, mais se centrer sur l’approche réformée à Zurich, Berne et Bâle.
E. S. met en évidence l’importante réinterprétation des spectres dans la théologie réformée. Tandis que l’approche catholique, caractérisée d’après le traité du moine chartreux Jakob von Paradies (Jakob de Jüterbog, milieu du XVe siècle), voit dans les spectres des revenants des trépassés et réserve leur contact aux clercs (ce qui confirme l’étude magistrale de Jean-Claude Schmitt), les réformés, qui refusent la croyance au purgatoire et condamnent toute prière ou toute obole pour les décédés, interprètent les spectres soit comme des messages divins, soit comme des manifestations diaboliques, soit comme des illusions humaines, et tout un chacun doit apprendre à y réagir par la prière et la repentance.
Les phénomènes spectraux se déroulent en deux temps. À la sensation d’un dérangement de l’univers sensoriel qui échappe à tout sens suit une concentration sensorielle destinée à identifier l’étrangeté comme une apparition de spectre. Si les modalités varient à l’infini, elles accordent toutes une grande importance au sens de la vue. Le plus souvent, ce ne sont pas de bienveillants appels à l’aide d’âmes de défunts, mais des puissances destructrices, incontrôlables et effrayantes qui s’inscrivent dans un régime normé des émotions.
Au-delà des émotions, les apparitions de spectres interviennent dans des contextes de conflits de voisinage ou de famille, ou de dévalorisation des maisons notamment, qui passent parfois devant les tribunaux. Les croyances sur l’air vicié renvoient à un horizon intellectuel plus vaste, commun à la thématique de la sorcellerie. Attribuer un sens à ces phénomènes n’est pas tâche aisée, les personnes concernées les rapportant non à leurs propres péchés, mais à ceux d’autrui. Autour de 1700, on s’attache moins aux pouvoirs surnaturels, et plus à l’action humaine; les Poltergeister (bruits et chutes d’objets inhabituels) tendent à prendre la place des spectres.
Conçus comme des entités invisibles et sans être, les spectres ne prennent une apparence humaine que lorsqu’un marginal pense en tirer un gain financier. C’est alors qu’interviennent des pratiques d’intercession et de communication avec les esprits. On agit donc non pour le repos des trépassés, mais pour celui des vivants.
Au total, la thèse d’E. S. est solidement étayée et intelligemment conduite. On aurait aimé un horizon plus vaste, comparant de façon plus systématique les milieux réformés aux autres cultures confessionnelles. On s’étonne ainsi de ne voir aucune mention du »Faust« qui paraît en 1587. Les spectres relèvent d’une chaîne épistémique plus vaste, englobant notamment la sorcellerie. L’enquête en termes d’histoire des savoirs entre ici en collision avec la thématique confessionnelle. De même, la thématique anthropologique du conflit aurait pu être creusée.
Si l’on fait abstraction de ces réserves, on recommande pleinement la lecture de cet ouvrage précis et très éclairant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Eveline Szarka, Sinn für Gespenster. Spukphänomene in der reformierten Schweiz (1570–1730), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 356 S., 10 s/w und farb. Abb. (Zürcher Beiträge zur Geschichtswissenschaft, 12), ISBN 978-3-412-52428-9, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94394