Sur un ton où frise une sympathique auto-dérision, Tobias Winnerling annonce que son volumineux livre est issu de ses tribulations dans le parcours du combattant vers la »sacro-sainte habilitation« (p. 9): en quête du diplôme donnant accès à un poste pérenne dans le monde universitaire allemand, il s’est mis à sonder les lettrés qui étaient tombés dans l’oubli entre le XVIIIe siècle et nos jours. Cette habilitation, supervisée par Achim Landwehr qui en inspire la teneur, se voue à l’oubli conscient – qui est une forme de mémoire –, mais aussi et surtout à la disparition progressive des références aux quatre lettrés contemporains qu’il a sélectionnés: Thomas Gale (ca. 1636–1702), Johannes Braun (ou Jean Brun, 1628–1708), Adriaan Reland (1676–1718) et Eusèbe Renaudot (l’abbé Renaudot, ou Renaudot le jeune, 1646–1720). Ces quatre auteurs avaient tout pour passer à la postérité: un poste académique fixe, des travaux reconnus, des publications et des attaches institutionnelles, des élèves et un succès relatif. Johannes Braun, Thomas Gale et Eusèbe Renaudot étaient des théologiens (Braun était réformé, Gale anglican, Renaudot catholique), Johannes Braun et Adriaan Reland des universitaires, Eusèbe Renaudot et Thomas Gale des membres de sociétés savantes. En cercles concentriques de plus en plus larges, T. W. reconstitue les recours à eux en tant qu’actes, les cercles familiaux qui les invoquent de façon posthume, le rôle de leurs élèves ou collègues et des institutions, les mentions et usages dans les journaux savants, les catalogues de ventes aux enchères et de ventes ainsi que les usuels. Il déploie une analyse de réseaux historiques, apte à mettre au jour les co-citations (»liens«) dans quatre périodiques savants du XVIIIe siècle, et dénombre enfin les recherches des articles de Wikipédia sur les quatre savants.

T. W. constate l’absence de memoria familiale, qui en soi ne condamne pas les lettrés à l’oubli; elle est particulièrement tragique dans le cas de Johannes Braun, né durant la guerre de Trente Ans et décédé sans descendance. Les références des élèves ou des institutions savantes ne suffisent pas à sauver les savants de l’oubli. Qui aspire à une survie posthume doit diversifier ses champs d’étude et s’ancrer dans plusieurs communautés épistémiques. Professeur à l’université de Groningue, alors en crise et querelleur, Braun n’a que peu d’élèves cartésiens lorsque cela n’est plus audacieux. De façon générale, les 50 années après le décès s’avèrent cruciales pour la survie posthume et les éventuelles redécouvertes ultérieures. La mémoire courte dépend de la rapidité de la circulation de l’information; la mémoire longue des usuels est traversée par des échanges d’information plus lents. La nationalisation et le réordonnancement des disciplines aux XIXe et XXe siècles favorisent Adriaan Reland et dans une moindre mesure Eusèbe Renaudot.

T. W. nous livre une analyse précise et très bien informée de l’oubli ou plutôt de la disparition des références à quatre lettrés du XVIIe siècle. On apprécie particulièrement son analyse des co-citations qui livre un regard neuf sur les périodiques savants et les correspondances, faisant droit aux digital humanities comme à l’exactitude philologique et à l’analyse qualitative. T. W. sait aussi illustrer de tels réseaux (ainsi p. 206, 214, 221, 230, 241, 249).

L’étude de T. W. repose sur la consultation de nombreuses sources manuscrites et imprimées (p. 543–610), ainsi qu’une abondante bibliographie (p. 610–627). Il a pris soin de dresser non seulement un index de noms de personnes (p. 630–637), mais aussi un utile index des notions et de lieux (p. 637–651). On s’étonne juste de ne pas voir dans l’ample bibliographie une référence à l’ouvrage d’Antoine Lilti sur l’invention de la célébrité. La confrontation de la célébrité et de l’oubli ou de la disparition aurait été passionnante. Dans sa quête de références sur internet (p. 525), T. W. aurait aussi pu recourir à l’instrument simple et relativement fiable »Gallicagram«. Au total, si les conclusions générales sont parfois un peu attendues, la démonstration est très impressionnante et novatrice.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Tobias Winnerling, Das Entschwinden der Erinnerung. Vergessen-Werden im akademischen Metier zwischen 18. und 20. Jahrhundert, Göttingen (Wallstein) 2021, 651 S., 14 Abb. (Frühneuzeit Forschungen, 22), ISBN 978-3-8353-3569-1, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94400