Depuis quelques années, l’histoire des marques connaît un regain d’intérêt dont témoignent, par exemple, les deux numéros spéciaux sous la direction de Rafael Castro et de Patricio Saiz que la revue »Business History« a consacrés à la question1. L’ouvrage de Wendelin Brühwiler vient apporter à ces travaux une contribution importante dans la mesure où il analyse l’histoire de la régulation des marques en France au XIXe siècle. Comme l’avait déjà montré Paul Duguid, la France a joué un rôle majeur dans le développement d’une telle régulation à l’échelle du monde. Pourtant, paradoxalement, les travaux historiques sur ce thème étaient plutôt rares. L’ouvrage de Brühwiler vient donc assurément combler une lacune.

Dès son introduction, Brühwiler explique que l’histoire des marques en France au XIXe siècle est celle d’un remplacement qui voit les marques s’abstraire progressivement des produits qui les portent pour s’inscrire dans des dispositifs de communication standardisés et devenir des objets de propriété en elles-mêmes. La différenciation par les qualités du produit – dont la marque est dans un premier temps un indicateur – devient alors une différenciation par la marque elle-même.

Pour analyser ce changement, Brühwiler adopte une démarche globalement chronologique, même si chacun des six chapitres qui forment le corps du développement de l’ouvrage procède à des allers-retours dans le temps qui sont parfois un peu déconcertants. En fait, l’ouvrage repose sur l’identification de trois moments. Le premier porte sur les débats voire les conflits auxquels donne lieu l’identification des marchandises rendue encore plus complexe par le décalage croissant entre la vitesse de l’information et celle des marchandises au début du XIXe siècle. Analysant un procès éclatant dans le milieu négociant havrais en 1844 à propos d’une livraison d’indigo, Brühwiler montre combien l’usage des marques reste ancré à une conception traditionnelle du milieu négociant – la marque comme signe de reconnaissance d’une qualité – qui est cependant aussi battue en brèche par d’autres conceptions qui dénotent un nouveau rapport à la marque. Puis, à travers l’étude d’un autre litige sur les usages du terme de cachemire à la fin des années 1840, Brühwiler souligne le glissement qui s’opère: les marques ne sont plus seulement mobilisées pour décrire des caractéristiques d’un produit mais deviennent les leviers du jeu de la concurrence, loyale ou pas.

L’adoption de la loi de 1857 sur les marques constitue le deuxième moment de l’analyse. Elle résulte d’une série de débats sur la contrefaçon et la fraude qui se sont développés depuis les années 1840. S’inscrivant dans le fil des analyses sur »l’effet Le Chapelier«, mis en évidence, entre autres, par Jean-Pierre Hirsch, Brühwiler souligne d’abord les difficultés pour répondre à ces dénonciations récurrentes alors que la régulation »colbertiste« de la vie économique a été mise à mal. À cet égard, on peut regretter l’usage par trop schématique de cette notion, malgré le recours aux travaux de Philippe Minard. Quoi qu’il en soit, plutôt que de livrer un récit détaillé des débats auxquels l’adoption de cette loi put donner lieu, Brühwiler insiste plutôt sur des questions névralgiques comme celles concernant l’obligation de déclaration, l’origine de la propriété de la marque ou la nature des formalités.

Une fois décrit la mise en place de ce nouveau »générateur« du droit des marques, Brühwiler s’attache à comprendre sa mise en pratique après un court chapitre de nature plus méthodologique qui intègre cette histoire des marques à une histoire matérielle et à une histoire des média plus larges. Les deux derniers chapitres étudient ainsi la manière dont le nouveau dispositif fut utilisé tant du point de vue de l’autorité administrative que de celui des déposants, en tenant compte de l’évolution du cadre international (avec l’adoption de l’Union de Paris en 1883 puis de l’arrangement de Madrid en 1891) mais surtout analysent l’évolution matérielle des supports d’enregistrement. L’un des intérêts de l’ouvrage est, en effet, de procéder à une étude fine des dépôts afin de comprendre comment »la question de la qualité des marchandises s'était transformée en question de la qualité des marques« (p. 259).

L’ouvrage de Brühwiler offre ainsi une analyse fine et originale de l’évolution de la régulation et de l’usage des marques dans la France du XIXe siècle. Son utilité est donc réelle et il serait heureux qu’une traduction le fasse mieux connaître. On peut cependant regretter que plusieurs dimensions n’aient pas été davantage explorées pour mieux comprendre le changement considéré.

Comme on l’a dit, Brühwiler revient peu sur les débats conduisant à l’adoption de la loi de 1857 alors même que les tentatives de réforme précédentes n’avaient pas abouti. De ce fait, il semble laisser penser que ce sont les »tendances autocratiques« (p. 181) du Second Empire qui permirent non seulement d’imposer la loi mais aussi l’encadrement de l’industrie dans une logique de classification de nature verticale aux dépens de relations locales horizontales. Ce point est cependant discutable. Si la nature autoritaire du régime impérial est indéniable en matière politique, elle ne s’applique pas de manière uniforme en matière économique. Dans la seconde moitié des années 1850, la politique douanière fut ainsi âprement discutée voire contestée avant le »coup d’État douanier« de 1860. Dès lors, il aurait été intéressant de mieux mettre en évidence les raisons pour lesquelles la loi de 1857 put constituer une réforme acceptable pour les milieux économiques contrairement à la réforme de la loi sur les brevets d’invention, qui connut un échec au même moment, preuve que le régime impérial ne pouvait imposer ce qu’il souhaitait.

L’autre dimension tient précisément à la prise en compte des débats – mais aussi des pratiques – concernant d’autres branches de la propriété intellectuelle. La mise en place d’une procédure d’enregistrement centralisée et la place conférée au Conservatoire des arts et métiers tient beaucoup, par exemple, aux lois sur les brevets d’invention de 1791 et de 1844. En revanche, l’enregistrement de modèles renvoie à la législation sur les dessins et modèles mise en place en 1806. Les acteurs des débats sur les marques, comme l’avocat Édouard Calmels, abondamment cité dans l’ouvrage de Brühwiler, étaient largement influencés par ceux qui se développaient au sujet de la propriété littéraire ou d’autres branches de la propriété industrielle. Le remplacement analysé par Brühwiler s’inscrit ainsi dans un mouvement plus large de normalisation des échanges.

1 Cf. les introductions des deux numéros spéciaux »The Brand and its History. Part I: Trademarks and Branding; Part II: Branding, Culture, and National Identity«: Patricio Sáiz, Rafael Castro, Trademarks in Branding: Legal Issues and Commercial Practices, in: Business History, 60/8 (2018), p. 1105–1126, DOI:10.1080/00076791.2018.1497765; Rafael Castro, Patricio Sáiz, Cross-Cultural Factors in International Branding, in: Business History, 62/1 (2020), p. 1–25, DOI: 10.1080/00076791.2019.1592157.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gabriel Galvez-Behar, Rezension von/compte rendu de: Wendelin Brühwiler, Zeichenform und Warenverkehr. Eine Formatgeschichte der Marke, 1840–1891, Konstanz (Konstanz University Press) 2020, 300 S., 41 Abb., ISBN 978-3-8353-9124-6, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94483