Pourquoi ce sujet de l’héritage de la guerre de 1914–1918, qui, de prime abord, ne semblerait pas être une thématique centrale pour le régime de la RDA, elle qui met surtout en valeur le pacifisme? À l’origine, on trouve une réflexion d’Ian Kershaw qui considère que c’est la Première Guerre mondiale qui a rendu possible l’arrivée au pouvoir de Hitler.

Cet ouvrage collectif est issu de la collaboration fructueuse menée depuis 2015 entre deux historiens, Emmanuel Droit et Nicolas Offenstadt, l’un spécialiste de la RDA, l’autre de la Grande Guerre. Devenue interdisciplinaire, cette entreprise est soutenue par la Stiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur et le Centre Marc Bloch. Elle débouche sur un colloque qui se tient à l’université Viadrina de Francfort (Oder) en juin 2016. L’objectif est de contextualiser davantage l’histoire de la RDA pour mieux l’intégrer dans l’histoire globale de l’Allemagne et de dépasser les clichés issus de la guerre froide.

Nombre de personnalités, actives dans la zone d’occupation soviétique après 1945, puis en RDA après 1949, sont marquées par l’expérience de la Première Guerre mondiale à laquelle elles ne participèrent que contraintes et forcées, payant souvent leur opposition par de la prison ou par l’exil. Il est encore difficile de faire le point à partir de leurs souvenirs, autobiographies et biographies rédigés à l’époque de la RDA, qui devaient respecter des normes précises quant à la mise en valeur de la mission historique du Parti.

Dans l’historiographie de la RDA, l’accent est mis sur la »trahison« du 4 août 1914 par le parti social-démocrate avec l’approbation des crédits de guerre, le Burgfrieden qui correspond en France à l’Union sacrée, la trêve entre l’Empire et l’opposition pour lutter contre l’ennemi. Seul le cercle autour de Rosa Luxemburg (1871‑1919) résiste avec le refus affirmé haut et fort de Karl Liebknecht (1871–1919), seul député à s’opposer au vote des crédits. C’est un souvenir longtemps vivace (marqué en 1957 par »l’affaire Kuczynski«, Paul Maurice p. 307–325). Le SED tire sa légitimité de son refus des compromissions de la social-démocratie dont la démarche est interprétée comme un premier pas vers la scission du mouvement. De la frange gauche de l’USPD sortent les spartakistes à l’origine de la fondation du KPD le 30 décembre 1918. Gustav Noske (1868–1946), ministre de la Défense et créateur de la Reichswehr, se rallie aux forces conservatrices et, avec les Freikorps, provoque l’assassinat des chefs de Spartakus, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Wilhelm Pieck (1876–1960), futur président de la RDA, puise dans ces événements dramatiques de nouvelles motivations de son engagement pour le KPD qu’il a contribué à fonder (voir la contribution de Marcus Schönewald).

Norman Laporte dénonce le fait qu’il faut attendre 1979 pour que l’Institut für Marxismus-Leninismus (IML) conçoive une biographie scientifique sur Ernst Thälmann (1886–1944, député au Reichstag assassiné par les nazis au camp de Buchenwald) malgré les liens évidents avec la conception officielle du SED, en particulier celle, prédominante, de Walter Ulbricht (1893–1973, secrétaire général du SED, président du Conseil d’Etat). Pour Emmanuel Droit, les deux premiers ministres de la Stasi, fondée en 1950, Wilhelm Zaisser (1893–1958) et Ernst Wollweber (1898–1967), ont, malgré toutes leurs différences, des biographies de combattants rebelles et sont animés de la ferme conviction que, quoiqu’il en coûte, l’Allemagne ne peut se construire en dehors du projet communiste.

Deux contributions sont consacrées aux monuments qui célèbrent la mémoire héroïque de la Grande Guerre. Nicolas Offenstadt célèbre les »matelots rouges« de la grande césure de 1917, évoqués dans la dernière partie de l’»Histoire du mouvement ouvrier allemand en huit volumes« de 1966 en insistant directement sur les liens entre le soulèvement des matelots et la révolution d’Octobre. En RDA les personnages d’Albin Köbis (1892‑1917) et de Max Reichpietsch (1894–1917), matelots fusillés en septembre 1917, jouent un rôle déterminant et sont des icones bien présentées à la population de la RDA, figures officielles, sinon précurseurs du mouvement révolutionnaire, et ce jusque dans les années 1970 où l’arrivée au pouvoir d’Erich Honecker (1912–1994, troisième président du Conseil d’Etat, secrétaire général du SED) marque un changement de paradigme. Des statues et un mémorial mettent en valeur leur attitude de combattants qui brandissent le poing, comme pour un appel à les suivre et à s’engager contre les luttes impérialistes. La perspective privilégiée par Elise Julien démontre la ferme volonté du régime de se distancier de l’époque impériale en détruisant le symbole féodal du palais impérial berlinois et – pour l’aspect mémorial – en séparant le culte des morts de son contexte militaire, les colombes de la paix en étant des exemples.

En RDA, la mémoire littéraire de la Première Guerre mondiale est bien représentée, que ce soit dans la littérature pacifiste de la république de Weimar (Julian Nordhues) ou l’exemple de la réception des romans de Ludwig Renn (1889–1979) qui privilégie l’image du soldat inconnu (Jan Vermeiren), un grand succès, dépassé seulement par »À l’Ouest rien de nouveau« d’Erich Maria Remarque (1898–1970). Quant à Henri Barbusse (1873–1935), l’auteur du »Feu«, prix Goncourt en 1916 et journaliste militant, il rencontre un vif intérêt (Olaf Müller).

Cinéma et peinture (Francesca Müller-Fabri) ne sont pas oubliés. Les films sont nombreux à montrer les horreurs de la guerre et la réaction des pacifistes (Diane Barbe). L’attitude des dirigeants de la RDA est plus problématique pour les arts plastiques. Même les dessins d’Ernst Barlach (1870–1938) et les tableaux d’Otto Dix (1891–1969) ne correspondent pas aux attentes du régime, car à la fois trop négatifs et trop marqués par le pacifisme.

On revient à ce qui pourrait être décrit comme une manœuvre de propagande quand Christian Westerhoff montre l’intérêt porté par la RDA à l’exploitation des étrangers en tant qu’exemple de l’impérialisme exacerbé. Matthew Stibbe s’intéresse à la conception de l’histoire en RDA. Les aspects didactiques de la présentation de la Grande Guerre dans les années 1920 (Rainer Bendik) et sa représentation à la Karl-Liebknecht-Schule (Rita Aldenhoff-Hübinger) sont des exemples concrets de l’utilisation de la thématique dans les programmes d’histoire.

On ajoutera que l’ouvrage comporte un index, mais pas de liste des abréviations. Il existe même quelques illustrations en couleur, pas toujours celles que l’on aurait attendues. Quant à l’introduction très longue, elle met en valeur les contributions et les replace bien dans leur contexte. Un ouvrage dans lequel il faut se plonger sans attendre …

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Emmanuel Droit, Nicolas Offenstadt (Hg.), Das rote Erbe der Front. Der Erste Weltkrieg in der DDR, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 386 S., 21 Abb., ISBN 978-3-11-071073-1, EUR 89,95., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94484