L’historienne Astrid M. Eckert nous invite dans cet ouvrage remarquable à modifier le point de vue habituel d’une histoire centrée sur les capitales et les blocs antagonistes pour faire d’une périphérie – la zone frontalière située entre les deux Allemagne entre 1945 et 1990 – un lieu central de l’histoire allemande du XXe siècle. Il est, selon elle, possible d’aborder les grandes problématiques de l’histoire contemporaine de l’Europe dans cette perspective spécifique. Elle souhaite étudier »l’importance de la frontière interallemande pour l’Allemagne de l’Ouest« et considérer »l’histoire de ›l’ancienne‹ République fédérale et du processus de réunification depuis la perspective spatiale des territoires frontaliers de l’Allemagne occidentale, apparus le long de la ligne de démarcation de la guerre froide«. Ces territoires représentaient 20 % de la surface de la RFA et 12 % de la population vivait sur cette bande de 40 kilomètres de large. La progression de la présentation suit l’ordre chronologique dans six chapitres qui mettent chacun l’accent sur une problématique importante à une époque donnée.
Le premier chapitre traite de l’après-guerre. Jusqu’au renforcement des contrôles sur la ligne de démarcation en 1952, cette zone est le lieu de divers trafics, et doit réorganiser son économie locale: après avoir longtemps occupé une position relativement centrale, elle devient »l’Est de l’Ouest«. Alors que le pays dans son ensemble s’engage dans le »miracle économique«, les régions frontalières, souvent déjà enclavées avant 1945, se voient exclues de cet essor. Leur situation nécessite la mise en place de subventions spécifiques, participant d’une politique de guerre froide qui devait empêcher la formation d’une frontière classique entre deux États, puisque la RDA n’était pas reconnue par la RFA.
Le chapitre suivant est entièrement consacré à la problématique économique qui naît du déséquilibre démographique aggravé par la nouvelle donne. La politique de subventions s’accompagne d’une réflexion détaillée sur le réaménagement nécessaire du territoire dans ces régions – non suivie d’une application concrète malgré toute la volonté politique mise en œuvre. La chute du Mur fait passer ces régions endormies de la périphérie au centre géographique de l’Allemagne réunifiée. Après une année de relatif essor économique en 1989/1990, en raison de l’avantage donné par le deutschemark, la réunification entraîne la fin des subventions qui ne sont plus défendables au niveau fédéral.
Le troisième chapitre analyse de façon approfondie la transformation du rideau de fer, à partir des années 1950, en une attraction touristique chargée d’émotions, relevant de ce qui s’apparente dorénavant au »tourisme noir«. En témoignent les intéressantes cartes postales reproduites dans cette partie de l’ouvrage. La frontière est mise en scène dans les centres de documentation, que ce soit pour les touristes allemands ou pour les étrangers auxquels il est souvent proposé de coupler cette visite avec celle d’un ancien camp de concentration – l’anticommunisme s’affaiblira dans les guides au cours des années 1980. L’autrice établit une sociologie des groupes qui visitent la frontière: réfugiés des territoires de l’Est et réfugiés de la RDA, lycéens en voyage de classe obligatoire, visite obligatoire des jeunes recrues ouest-allemandes, groupes de jeunes étrangers en visite d’édification (jeunes Français par exemple, photo p. 155). Le voyage à la frontière (»Grenzreise«) fait l’objet d’une standardisation, alors que la population de la RDA vivant dans les zones surveillées (»Sperrgebiet«) proches de la frontière joue malgré elle le rôle de figurants, voire d’animaux de zoo dans cette mise en scène. Ainsi se construit un regard asymétrique que les autorités de la RDA tentent de rendre aussi inintéressant que possible en masquant tout ce qui pourrait être perçu de la vie au-delà du Mur. Dans le même temps, les régions frontalières de la RFA deviennent des régions tranquilles pour les résidences secondaires, un »nouvel Hinterland« pour les Berlinois de l’Ouest.
Les trois derniers chapitres forment une unité thématique. L’autrice examine trois aspects de la politique environnementale de la RFA à travers les problématiques présentes dans ces régions. Il y est tout d’abord question de la pollution inter-frontalière liée à l’industrie de la potasse le long de la rivière Werra en RDA, pratiquement morte à cause de son taux de salinité. Pendant longtemps, cette atteinte à l’environnement ne fait l’objet d’aucun échange officiel, car la RDA refuse toute discussion sur les questions environnementales entre 1974 et 1980. Il faut attendre 1990 pour voir la naissance d’une réelle »diplomatie de l’environnement«. L’autrice s’est plongée dans tous les détails scientifiques et techniques de la question et pousse l’analyse au-delà de 1990, après l’Union environnementale du 1 juillet 1990 1: la situation de la rivière semble s’améliorer dans un premier temps, mais les intérêts capitalistes des entreprises de potasse ne sont guère plus favorables à l’environnement que ne l’était la gestion catastrophique de la RDA. À l’heure actuelle, la Werra demeure le fleuve le plus salé d’Europe, ce qui permet à l’autrice de conclure: »Pour la Werra, la différence entre socialisme et capitalisme ne fut finalement qu’une différence de degré de pollution«.
L’avant-dernier chapitre décrit les effets durables du rideau de fer sur le paysage sous la forme »d’espaces naturels façonnés par la frontière« (»grenzgeprägte Naturräume«). L’autrice rappelle l’historique des installations de la frontière et consacre des passages très intéressants au sort des animaux le long du rideau de fer, ceux qui y sont morts par centaines, ceux qui ont pu se régénérer à l’abri du Mur ou les chiens des VoPos à l’existence misérable. La zone humide du Drömling illustre le rôle bienfaisant qu’a pu indirectement avoir la situation de frontière sur un paysage naturel. La réunification représenta une opportunité historique unique pour la création de zones protégées qui aboutirent à la création du »ruban vert«, unique en son genre qui traverse l’Allemagne à l’emplacement de l’ancien rideau de fer.
Le dernier chapitre revient sur le projet de centrale de retraitement des déchets nucléaires de Gorleben, village situé à 3 kilomètres seulement de la frontière. L’histoire de la plus grande action de protestation anti-nucléaire de la RFA et de la »libre république du Wendland« est connue, l’autrice explore en détail aussi bien les actions des politiques que les réactions des habitants d’origine. Elle poursuit en outre la réflexion jusqu’à la période actuelle, pour en conclure qu’après la sortie théorique du nucléaire en Allemagne, les coûts de la gigantesque entreprise de Gorleben ont bien été reportés sur l’État et non sur les industriels du secteur privé.
Ce travail monumental, traduit d’anglais en allemand, est basé sur la consultation de 19 archives différentes, et le texte est complété par un appareil de notes de 140 pages et une bibliographie de 50 pages. L’ouvrage a été récompensé par plusieurs prix. D’une lecture ardue (parfois quelque peu indigeste), il s’impose cependant comme un ouvrage de référence qui rappelle la vie et le destin des frontières dans un monde de plus en plus marqué par leur existence, comme l’a en particulier illustré la récente pandémie qui les a rendues plus présentes que jamais.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Pailhès, Rezension von/compte rendu de: Astrid M. Eckert, Zonenrandgebiet. Westdeutschland und der Eiserne Vorhang, Berlin (Ch. Links) 2022, 560 S., 20 Abb., ISBN 978-3-96289-151-0, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94485