Ce volume, impressionnant par son épaisseur, constitue la suite et la fin d’un projet archivistique autour des archives privées du comte Franziskus Wolff Metternich (1893–1978). Historien de l’art et conservateur du patrimoine de Rhénanie, il fut pendant la Seconde Guerre mondiale responsable du Kunstschutz (littéralement »protection de l’art«), service rattaché au haut-commandement de l’armée de terre. Entre 2013 et 2015, ce fonds, qui contient de nombreuses unités d’archives administratives produites par les instances allemandes d’occupation en France et dans d’autres pays, a été versé par les descendants de Wolff Metternich à l’association Vereinigte Adelsarchive im Rheinland e. V. Ce qui permet enfin, plus de 75 ans après la fin de la guerre, de combler d’importantes lacunes archivistiques et, on l’espère, une analyse plus fine du Kunstschutz, en définitive toujours controversé et méconnu.
En se basant sur ce fonds désormais indispensable à toute recherche sur le sujet, le projet co-financé par le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste 1 a eu pour objectif la réalisation d’un inventaire thématique, recensant et décrivant les sources en question, tout comme les fonds complémentaires que recèlent les archives allemandes, françaises, belges et anglophones. Parallèlement, la thématique du Kunstschutz, comprise par l’équipe du projet comme un aspect de la protection du patrimoine historique et artistique pendant les conflits armés, a fait l’objet d’un colloque international au Kulturzentrum Abtei Brauweiler des Landschaftsverbands Rheinland, en septembre 2019. Ses actes, qui contiennent plusieurs contributions françaises, ont été publiés en 2021 2. Concomitant du colloque, l’inventaire thématique a été mis en ligne sous forme de base de données, permettant à la recherche internationale de repérer – mais généralement pas de consulter – les fonds, dossiers et même certains documents relatifs au sujet dans six pays européens ainsi qu’aux États-Unis 3.
Le présent ouvrage reprend un certain nombre d’éléments de cet inventaire en ligne, notamment la liste d’archives (p. 171–197), à laquelle s’ajoutent des indications sur la situation archivistique en Italie (p. 201–207), en Grèce et en Serbie (p. 210–215), des pays qui ne figurent pas dans la version en ligne. Mais le livre va bien au-delà d’une simple transposition du contenu de ce dernier au format papier. Sa première partie est ainsi constituée d’une présentation thématique et pratique de l’inventaire, explicitant sa genèse, sa méthodologie et le contexte de la production des archives (p. 22 sq.). Notons d’ores et déjà comme aspect positif de l’ouvrage que l’essai introductif, de la plume d’Esther Heyer, est traduit en anglais et français (p. 45–167), ce qui facilite la lecture aux chercheurs qui ne maitrisent pas l’allemand.
La deuxième partie du livre (p. 219–552), précédée des listes et descriptions d’archives déjà évoquées, est constituée d’une série d’études, respectivement consacrées aux réseaux d’acteurs et d’institutions (3 contributions), à la problématique des liens entre le Kunstschutz et les spoliations artistiques en France (4 contributions), aux acteurs et aux coopérations (4 contributions), à la situation en Rhénanie (3 contributions), et à l’après-guerre (3 contributions). Cette partie forte de plus de 300 pages fait la part belle aux jeunes chercheurs à qui a été donné l’occasion de publier des études parfois inédites et particulièrement intéressantes.
Les contributions consacrées à l’historien d’art Hermann Bunjes sont notamment passionnantes pour le public français, même si le rôle dans les spoliations artistiques de celui qui fut délégué du Kunstschutz pour la région parisienne est bien connu. Cependant, cet historien de l’art, qui s’est suicidé en 1945 après son arrestation, endosse une fois de plus le rôle de »la brebis galeuse« alors que les implications de ses collègues du Kunstschutz dans ce chapitre délicat attendent toujours d’être élucidées. Kateryna Kostiuchenko compare les listes d’œuvres spoliées issues d’un dossier provenant du fonds Wolff Metternich intitulé »dossier secret Bunjes« (»Geheimakte Bunjes«, p. 299–314) à celles présentes dans d’autres archives: elle en conclut qu’elles ne sont que complémentaires à ces dernières. Pour les chercheurs et chercheuses de provenance, le dossier n° 187 du fonds Wolff Metternich n’est donc pas un must, mais peut néanmoins donner des indications supplémentaires. Si l’article de Julia Schmidt dresse pour la première fois un tableau d’ensemble des multiples activités de Bunjes à Paris (p. 315–333), il comporte néanmoins un certain nombre d’erreurs et de lacunes: il en va notamment de l’implication de Bunjes, qui possédait une expertise dans le domaine de la conservation du patrimoine, dans la remise en état du château de Versailles4.
L’étude de Nereida Gyllensvärd au sujet des relations entre le Kunstschutz et le service des officiers de la Wehrmacht chargés de confisquer des trophées de guerre (»Sammeloffiziere der Heeresmuseen«, p. 335–359) dans de nombreux pays occupés dont la France, est aussi instructive qu’innovante. Elle confirme les similitudes et interactions entre les deux services, constitués d’experts du domaine de l’histoire de l’art et des musées, et l’étendue géopolitique importante de leurs champs d’action. Elle rappelle notamment à juste titre que toutes leurs actions »qui ont permis de sauver de la destruction des biens culturels menacés et en partie déplacés en raison de la guerre, constituaient une mainmise de l’occupant sur des biens culturels étrangers«, et qu’»en règle générale, cette mainmise n’était possible que par la conquête militaire ou l’annexion politique d’un territoire étranger« (p. 352).
Cet aspect, qu’on aurait aimé voir plus approfondie dans l’ouvrage, vaut particulièrement pour les activités scientifiques des membres du Kunstschutz, notamment en matière de préhistoire et d’archéologie. À ce titre, la contribution de Susanne Haendschke (p. 377–390), consacrée à l’archéologue Eduard Neuffer (1900‑1954), responsable de la section »préhistoire et archéologie« au sein du Kunstschutz en France, en établit la trajectoire, tout aussi contrastée que typique pour certains universitaires allemands de cette époque: le paradoxe entre ses relations amicales avec son professeur d’origine juive et son enrôlement en 1944 dans un bataillon de SS chargé de la surveillance d’une annexe du camp d’Auschwitz est particulièrement saisissant.
L’article de Florence de Peyronnet-Dryden (p. 415–434) se penche sur un autre champ d’activité du Kunstschutz en France, à savoir l’inspection des nombreux châteaux privés situés sur le territoire occupé, dans le but de les exempter, ou non, d’une utilisation comme cantonnement militaire en raison de leur valeur artistique et historique. Si l’autrice est l’une des rares à croiser des sources produites par des acteurs français et allemands, son analyse souffre néanmoins d’une vision légèrement édulcorée de l’action du Kunstschutz dans ce domaine. Cette dernière n’avait en effet aucun caractère proactif, comme l’écrit l’autrice, mais n’intervenait qu’une fois des châteaux gravement endommagés voire détruits par un incendie risquaient de ternir l’image de la Wehrmacht.
La dernière partie de l’ouvrage (p. 555–681), consacrée aux annexes et à la bibliographie, comporte des instruments très utiles, à l’instar de la confrontation des événements historiques de la période en question avec les entrées correspondantes dans les journaux et agendas de plusieurs protagonistes, notamment Wolff Metternich et son suppléant puis successeur au poste de chargé du Kunstschutz à partir d’octobre 1943, Bernhard von Tieschowitz (1909–1968). Le tout est complété par une bibliographie sélective, mais néanmoins très bien fournie, et classée par thème. Cependant, on regrettera que l’ouvrage ne contienne pas d’index des noms ou des lieux.
On le voit, le livre ne se contente donc pas de décrire les archives et d’expliquer aux chercheurs les outils archivistiques désormais à leur disposition; il oriente également les investigations en proposant des pistes de recherche et en amorçant des analyses. C’est justement là que le bât blesse. Car, en se livrant malgré tout à des interprétations de sources, l’équipe éditoriale – dans une moindre mesure les auteurs et autrices des articles situés en 2e partie – se contente de donner des éléments de réponse superficiels aux interrogations que suscitent pourtant nombre d’actions du Kunstschutz. Cela vaut aussi pour la tentative de reconstitution du réseau d’acteurs et d’institutions de près ou de loin en contact avec les membres du Kunstschutz: si un certain nombre d’entre eux bénéficie de notices (p. 241–273), ni le type, ni la qualité des relations entretenues, ni les dessous de ces dernières ne sont évoqués.
L’équipe éditoriale semble tiraillée entre la volonté de présenter les faits historiques avec précision et acuité, et celle de perpétuer la narration de l’action positive du Kunstschutz et son positionnement prétendument »antinazi«. Celle-ci a été transmise d’abord par les acteurs historiques eux-mêmes, puis, par des générations d’historiens et historiennes de l’art et les descendants des acteurs (cf. le chapitre d’interviews avec les familles des protagonistes, p. 597–646). Ainsi, l’ouvrage comporte des contributions très hétérogènes, tant du point de vue du contenu que celui de la méthode, qui ne communiquent que peu les unes avec les autres. Ceci entraîne des incohérences, des contradictions et des erreurs factuelles (p. ex. comme délégué du Kunstschutz à Dijon est indiqué tantôt Walther Zimmermann, 1902–1961, tantôt Heinrich Ernst Zimmermann, 1886–1971). D’une part, on regrette des redondances, avec des références bibliographiques mentionnées dans le corps du texte, qui se retrouvent à plusieurs reprises dans les notes de bas de page. De l’autre, on constate des omissions ou des sujets cruciaux mentionnés seulement à la marge, à l’instar de l’implication du Kunstschutz dans le tristement célèbre »rapport Kümmel« (p. 247–248), ce projet d’envergure censé aboutir à la récupération par l’Allemagne de centaines de biens culturels sortis par le passé de son giron lors de ventes ou de guerres. Enfin, si le mot »Zerstörung« (destruction) apparaît essentiellement dans le contexte de la Première Guerre mondiale et des effets des bombardements alliés de 1944–1945, les termes »collaboration«, »génocide«, »Shoah« ou »Holocaust« sont quasiment absents du texte, confirmant la tendance constatée à l’édulcoration de l’analyse.
Ceux et celles qui s’attendent donc à une vision plus critique de ce que fut et fit le Kunstschutz sur le terrain, notamment en France occupée, seront vite déçus. On ne va guère au-delà du discours institutionnel prônant la francophilie du comte et de ses collaborateurs, comme leur bonne entente avec les fonctionnaires de Vichy. »Sous protection militaire en raison de sa valeur artistique!« – cette citation incluse dans le titre donne d’emblée le ton: la Wehrmacht aurait donc bien »protégé« le patrimoine – du moins en France – et ceci exclusivement en vertu de sa valeur artistique …
Vu le contexte de la politique belliqueuse, expansionniste, propagandiste et génocidaire national-socialiste, et de la participation active du régime de Vichy à cette dernière, cette approche biaisée et quelque peu naïve, illustrée aussi par la sympathique photo de groupe ornant la couverture, est réitérée à plusieurs endroits dans l’ouvrage. Alors que les contributions des jeunes historiens et historiens de l’art de la seconde partie du livre, qui, justement, se basent sur les sources du fonds Wolff Metternich, évoquent bel et bien, du moins l’ambiguïté, sinon les implications du Kunstschutz dans les crimes nazis tels que les spoliations artistiques de collections juives.
On ne peut s’empêcher de faire le lien avec le rôle joué par l’association détentrice du fonds d’archives Wolff Metternich, qui a co-financé le projet, ainsi que la famille de ce dernier (p. 15‑18; 598‑622). De toute évidence, celles-ci se veulent garantes de la transmission d’une mémoire de leur aïeul, membre de la noblesse, qui soit digne de lui (ce qui apparaît également dans les préfaces au volume). Or, la réalité historique telle qu’elle apparaît dans les sources risque de ternir la belle image du »comte qui a sauvé la Joconde de la mainmise de Goering«5 et de ses complices. Pour cela, de véritables recherches indépendantes sont encore nécessaires, afin d’arriver un jour à une vision globale et transnationale du Kunstschutz militaire allemand réalisée selon les méthodes de l’histoire croisée. L’ouvrage ici présenté, dont la publication ne peut qu’être saluée, en est un outil utile et indispensable, à condition de l’utiliser à bon escient et en gardant une saine distance critique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christina Kott, Rezension von/compte rendu de: Esther Rahel Heyer, Florence de Peyronnet-Dryden, Hans-Werner Langbrandtner (Hg.), »Als künstlerisch wertvoll unter militärischem Schutz!«. Ein archivisches Sachinventar zum militärischen Kunstschutz im Zweiten Weltkrieg, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 688 S., 46 s/w Abb. (Brüche und Kontinuitäten: Forschungen zu Kunst und Kunstgeschichte im Nationalsozialismus, 4), ISBN 978-3-412-51997-1, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94488