Ce volume a pour origine un colloque qui devait se tenir en 2020 pour commémorer l’ouverture complète aux chercheurs de fonds provenant d’IG Farben, demeurés non inventoriés et entreposés aux Archives du Land de Hesse. À cette fin, étaient prévues 18 communications, les unes faisant le point sur les fonds disponibles et les travaux déjà réalisés sur le konzern, d’autres retraçant les conditions de vie des travailleurs employés par lui durant la Seconde Guerre mondiale, les dernières, enfin, rassemblant des études historiques sur la période postérieure à la guerre, moins bien connue que les vingt années d’existence d’IG Farben, de sa fondation en 1925 à son démantèlement en 1945. L’épidémie de COVID a contraint à différer, puis à abandonner ce projet. À sa place, la Commission historique de la Hesse publie cet ouvrage qui regroupe les versions écrites des communications. Il est dirigé par Nicola Wurthmann, directrice des Archives du Land de Hesse, accompagnée d’Albrecht Kirschner, son collaborateur, et d’Alexander Jehn qui dirige la Commission du Land pour la formation politique. On y retrouve aisément la triple orientation initiale.

La première a contraint les centres d’archives allemands à mettre en place dans un délai relativement court de trois années seulement une organisation destinée à faciliter le travail des chercheurs sur IG Farben, tout en poursuivant le classement de leurs fonds. Plusieurs transferts d’archives ont eu lieu d’un dépôt à l’autre. Ils ont favorisé les Archives du Land de Hesse, les mieux placées pour accueillir les fonds. Mais beaucoup d’autres centres ont participé à l’opération: certains publics comme le Bundesarchiv, d’autres privés parmi lesquels l’un des plus anciens d’Allemagne pour les archives d’entreprises, celui de Bayer, à Leverkusen, fondé en 1907. Parfois situés dans les Länder de l’ancienne RDA, notamment en Saxe-Anhalt où se trouvaient les usines de Merseburg, Leuna et Schkopau, ils sont aussi présents à l’ouest de l’Allemagne, notamment à Marburg, siège du producteur de sérums et de vaccins Behring. En outre, cette opération archivistique a permis quelques trouvailles, telles un dossier sur le futur président du Bund Gustav Heinemann qui était durant les années 1930 avocat au service d’IG Farben.

Le colloque projeté poursuivait en même temps un but mémoriel. Il entendait contribuer à la dénonciation des crimes perpétrés par IG Farben durant la guerre, notamment dans l’emploi d’une main-d’œuvre forcée, logée dans des camps dont celui d’Auschwitz, situé à proximité de l’usine de caoutchouc synthétique de Monowitz. Originaire de toute l’Europe occupée, composée, outre les Juifs qui en formaient la plus grande part, de nombreuses catégories de populations (Tsiganes, prisonniers de guerre, détenus de droit commun, handicapés, homosexuels, objecteurs de conscience, opposants au nazisme …), la main d’œuvre était vouée à disparition par la dureté des conditions de travail, le manque de nourriture, de chauffage, d’hygiène, de vêtements, les plus faibles parmi elle étant immédiatement exterminés dans les chambres à gaz. Une exposition itinérante, organisée avec l’assistance du Fritz Bauer Institut, a permis de l’évoquer à travers les témoignages de rescapés du massacre ou de leurs descendants. Elle a aussi fourni une tribune à leurs associations représentatives et contribué à la formation civique des générations à venir.

Enfin plusieurs études historiques sont incluses dans ce volume. Nous en retiendrons seulement trois qui traitent des entreprises ayant succédé à IG Farben, reprenant leurs noms antérieurs à la fusion de 1925. Parmi elles figurent au premier plan Bayer, Hoechst et BASF, aux côtés de groupes de moindre envergure comme Agfa, Huels, Cassella, Wacker. Sans apporter de neuf sur un sujet qu’il a déjà beaucoup traité, Raymond Stokes se montre indigné de la faiblesse des sanctions pour les crimes commis par IG Farben durant la guerre et des simulacres de procès instruits après 1945 contre ses dirigeants souvent acquittés ou condamnés à des peines d’emprisonnement de courte durée. Il énumère les principales raisons de ce déni de justice: volonté de récupérer des scientifiques et ingénieurs utiles à la guerre froide qui se met en place au début des années 1950, souci de préserver les avoirs détenus par IG Farben avant la guerre dans des pays neutres dont la Suisse et la Suède, interventions des milieux dirigeants d’Allemagne fédérale pour éviter à leurs proches ou à leurs connaissances d’éventuelles poursuites. D’autres encore pourraient être trouvées.

De son côté, Christian Marx qui a étudié la multinationalisation de la chimie européenne depuis 1960 souligne la forte continuité avec le passé présentée par l’évolution de Hoechst après 1945. Dans sa direction tout d’abord: dès 1951 Karl Winnacker qui était chargé durant la guerre des usines de la vallée du Main retrouve, après une brève période de mise à l’écart, une place au directoire du groupe. Il le préside un an plus tard et demeure à ce poste jusqu’en 1969, durant dix-sept années. Dans les relations de Hoechst avec les autres sociétés d’industrie chimique ensuite: ses cadres supérieurs entretiennent des relations suivies avec leurs homologues des autres sociétés héritières d’IG Farben et nouent avec eux une solidarité de fait. La seule véritable rupture se situe dans les rapports avec le reste du monde. Relativement isolé jusqu’en 1945, le groupe multiplie ensuite les opérations de rachat et d’association avec des partenaires étrangers, tant en Amérique latine qu’aux États-Unis ou en Europe. Édifiant de multiples usines, développant des technologies inédites, notamment dans le domaine des résines synthétiques, il devient un important acteur de la mondialisation.

Eva-Maria Roelevink, spécialiste des cartels allemands au XXe siècle, compare les stratégies de défense de la mémoire employées après 1945 par les héritiers d’IG Farben et de Krupp. Passant rapidement sur les premiers qui évitent de faire allusion à un passé jugé révolu, elle développe plus longuement le cas de Krupp. Ses dirigeants souhaitent qu’un historien réputé rédige un ouvrage pouvant servir de plaidoyer pro domo. Il faut pour cela contourner les réticences du patronat organisé, car Fritz Berg, le président du BDI, déconseille toute publication attirant l’attention du public sur un passé qu’il estime préférable de laisser dans l’ombre. Un soutien financier est trouvé à la Chambre de commerce d’Essen et chez quelques groupes d’industrie lourde. Mais la recherche d’un historien adéquat tourne court. En l’absence d’auteurs allemands connus, on doit recourir à un Américain, ancien correspondant de presse à Berlin durant l’entre-deux-guerres. Son ouvrage, publié aux États-Unis et partiellement traduit en allemand, contient des affirmations tronquées ou peu convaincantes, notamment sur le recours au travail forcé pendant la guerre qui aurait été évité par crainte de sabotages de la production. De telles contrevérités condamnent à l’échec cette tentative pour permettre aux entreprises allemandes d’échapper à leurs responsabilités.

Composé avec soin, illustré de nombreux documents, contenant peu d’erreurs, l’ouvrage rendra de grands services à ceux qui s’intéressent à l’histoire d’IG Farben. Il en fait bien ressortir la profonde ambivalence, qu’on magnifie son rôle comme vecteur de progrès technique ou qu’on dénonce sa place dans le système concentrationnaire et le fonctionnement de la Shoah.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-François Eck, Rezension von/compte rendu de: Alexander Jehn, Albrecht Kirschner, Nicola Wurthmann (Hg.), IG Farben zwischen Schuld und Profit. Abwicklung eines Weltkonzerns, Marburg (Historische Kommission für Hessen) 2022, XII–407 S., 34 farb. u. s/w. Abb. u. 2 Tab. (Veröffentlichungen der Historischen Kommission für Hessen, 91), ISBN 978–3-942225–51–9, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94490