L’ouvrage s’ouvre par un retour sur le contexte de l’immédiat après-guerre. La question de l’ordre européen se pose alors avec Churchill qui évoque »le rideau de fer«, marque symbolique et matérielle de la guerre froide. La présente étude participe donc des Cold War Studies mais dans une perspective inversée: elle ne met pas l’accent sur l’influence de la guerre froide sur les sociétés mais sur l’inverse: sur ce qu’elles disent d’elles-mêmes, sur ce vers quoi elles regardent. Barbara Picht [BP] revient sur les positions d’éminents penseurs des années 1950 face au conflit international entre deux projets de société, définis politiquement et territorialement de façon arbitraire. Elle s’interroge sur la définition de leur Ort: d’où parlent-ils, quid de leur liberté?
Cette recherche s’inscrit dans le projet de Gangolf Hübinger1: l’Europe comme laboratoire d’une nouvelle expérimentation du monde, en interaction avec les discours sur les frontières nationales, le capitalisme et la démocratie. Si Hübinger s’intéressait aux »récits« émergés après le traité de Versailles, lieu de mémoire d’un nouvel ordre du continent, BP poursuit le projet en s’attaquant aux discours de l’après-1945. Ces discours tentent de définir l’identité nationale, celle des voisins et par-dessus tout l’identité européenne. L’étude n’est donc pas centrée sur »la mobilisation« politique des sciences sociales ou littéraires en faveur ou en défaveur de la détente, mais sur la naissance et l’impact des auto-interprétations: quelles dynamiques sont produites, indépendamment de tout rôle politique? (p. 11). Que mettent en valeur des esprits qui s’émancipent du »corset« intellectuel et comportemental? BP ne s’intéresse pas tant à l’idéologie qu’au ressenti des sociétés et à l’analyse qu’en font leurs têtes pensantes. Elle met au jour des discours d’autolégitimation dans l’historiographie et les sciences sociales et littéraires des différentes nations.
BP présente chaque fois deux œuvres d’une même aire culturelle, mises en miroir. L’analyse est double entre travaux des sciences humaines et travaux littéraires; entre lieux de pensée: occidental – France/RFA, et centre-oriental – RDA/Pologne. Avec huit binômes historique et littéraire, le panorama est particulièrement vaste. L’autrice développe une perspective originale autour d’esprits qui se libèrent de la dichotomie de la guerre froide pour penser »à l’écart«, de façon diachronique et synchronique, au-delà de la confrontation des systèmes politiques. Ce qui frappe BP est que chacun considère la guerre froide plus comme un important incident de parcours que comme une rupture inédite de l’histoire européenne. Même si l’histoire immédiate intéresse vivement ces auteurs, leurs écrits concernent essentiellement l’Europe comme ensemble, comme ligne d’horizon (p. 29). Ils cherchent tous à élargir la réflexion et la méthodologie.
Chaque penseur ouvre un nouveau domaine; chacun poursuit sa recherche, laboure son champ d’investigation, malgré le poids des circonstances. Passé récent et actualité sont analysés en toute liberté, mais la référence, la grille d’interprétation commune est l’Europe des Lumières. De fait, en période de crise politique et culturelle, un mouvement typique se dessine: celui du retour à l’Europe de l’esprit du XVIIIe siècle, et à la Renaissance. La question de l’Europe est liée à la modernité (p. 39) qui, notamment pour Fernand Braudel (p. 36), remonte à 1750. La pensée des spécialistes sort ainsi de l’actualité pour remonter à la plus longue durée. Fernand Braudel et Ernst Robert Curtius font signe vers la longue tradition, au-delà de toute césure. Ils conscientisent le rythme profond qui structure l’histoire européenne; un concept de ce fait particulièrement important à l’époque où la pensée est à la recherche d’une troisième voie, qui ouvrirait l’espoir d’un avenir meilleur. La guerre froide représente un obstacle occasionnel, un événement contingent, pas un changement radical du paradigme européen.
Vu le foisonnement de l’étude de BP qui intègre Fernand Braudel (1902‑1985), Werner Conze (1910‑1986), Walter Markov (1909‑1993), Werner Krauss (1900‑1976), Robert Minder (1902‑1980), Ernst Robert Curtius (1886–1956), Oskar Halecki (1891‑1973) et Czesław Milłosz (1911‑2004), nous nous limiterons à analyser quelques chapitres: »Aus den area studies werden die aires culturelles« (p. 249–259) sur l’historien Fernand Braudel de Strasbourg; »In die Welt ausweichen« sur l’historien de Leipzig Walter Markov; »Amerika, Du hast es besser?« (p. 234–241) sur Ernst Robert Curtius, et »Opposition zur Volksrepublik Polen« sur Oskar Halecki, l’historien de Pologne. Mis en relation, tous, historiens et littéraires, comme Ernst Robert Curtius, Werner Krauss et Robert Minder, soulignent l’évolution en cours ainsi que points communs et divergences quant à l’idée de l’Europe.
L’École des Annales met la focale, dès l’entre-deux-guerres, donc bien avant 1940–1960, sur la longue durée qui prime sur l’histoire courte et contemporaine. Dans son sillage, Fernand Braudel n’analyse pas les bouleversements récents mais souligne l’importance d’une stratégie historiographique du temps long, prenant en compte les réalités sociales. BP le montre dans le chapitre »Moderne und Struktur«. L’histoire est pour Braudel une histoire totale, dépassant l’histoire événementielle. Son discours inaugural au Collège de France (1950) en témoigne (p. 259). La guerre froide ressortit au rythme court de la politique, pas au rythme long de l’Europe. Le passage des area studies américaines aux études françaises des aires culturelles (VIe section de l’EHESS) s’explique selon BP: rejetant une grille de lecture orientée »Est-Ouest/ami-ennemi«, Braudel prône une perspective épistémologique et géopolitique globale. BP souligne les relations entre historiens polonais et École des Annales et l’intérêt de Braudel pour la perspective anglo-saxonne sur la longue durée (Toynbee), partagée par Ernst Robert Curtius.
BP analyse le rapport d’Ernst Robert Curtius à la France et aux États-Unis d’Amérique. Marqué par sa jeunesse en Alsace, il fut un pionnier du rapprochement franco-allemand, écrivant dès la Grande Guerre »Les pionniers littéraires de la France nouvelle«2 qui lui valurent le reproche de faire ami-ami avec une »nation de nègres«3. Travaillant en amont de la politique, Curtius voulait préparer le chemin à un mouvement en faveur de l’Europe, qui contrerait son déclin. La famille était très ouverte à la France: sa sœur Greda (1889–1971) avait épousé Werner Picht, et leur fils Robert Picht (1937–2008), fut directeur de l’Institut franco‑allemand de Ludwigsburg, participant de la quête de l’Europe du côté allemand. Paradoxalement, on remarque que, connaisseuse de Curtius4, BP ne se réfère pas à la recherche française sur cet éminent médiateur5.
Le lien de Curtius avec les États-Unis, traité dans le chapitre »Amerika, du hast es besser?«, éclaire son séjour à Aspen, Colorado en 1949 à l’occasion du festival pour le bicentenaire de Goethe. Curtius ne s’y éloigne pas de l’Europe, bien au contraire. Il renouvelle la question en présentant la rhétorique médiévale comme fondement culturel de la pensée occidentale. Son opus magnum sur »Littérature européenne et Moyen Âge latin« (1948) vient de sortir. L’histoire de la littérature et la critique littéraire sont pour lui les armes du renouveau. BP confirme ici en toute logique l’opposition de Curtius au national-socialisme: comment un penseur de la tradition humaniste du temps long aurait-il pu y adhérer? Curtius partage avec Werner Krauss et son collègue Markov de l’Est, romaniste et comparatiste, spécialiste des Lumières françaises, son intérêt pour les Espagnols Cervantès, Baltazar Gracian, Càlderon, Ortega y Gassets et les Britanniques, notamment T. S. Eliott, illustrant ainsi sa prise en compte de la dynamique continentale littéraire, élargie, comme celle de l’historiographie. À l’instar de Goethe, Curtius évolue ensuite vers la perspective d’une Weltliteratur incluant les autres continents. BP affirme qu’il s’intéresse alors peu à la Russie. Elle ne mentionne pas l’importance que Curtius accordait depuis les années 1930 au professeur Nicolas Berdiaev (1878–1948) et à l’orthodoxie russe d’un Viatcheslav Ivanov (1866–1949). Se rapprochant de la théorie des Kulturkreise de Toynbee, Curtius aurait finalement désinvesti son propre credo européen humaniste. Cela fut-il si radical?
BP examine pour l’est européen, l’engagement d’une connaissance de Curtius: l’historien polonais Oscar Halecki exilé aux États‑Unis, partisan d’une Pologne, élément oriental essentiel pour l’avenir de l’Europe. Il œuvre par le biais de fondations sur la Pologne (à Paris, puis à New York: Polish Institute of Arts and Science of Amerika, PIASA) pour la reconstruction de la souveraineté polonaise et surtout pour la libre poursuite de recherches fondamentales. Le discours inaugural du PIASA de 1942 mentionne son caractère apolitique, bien qu’ouvert à l’actualité. Un groupe d’intellectuels polonais issus de l’Académie des arts et sciences de Cracovie se forme dans ces circonstances: il publie un bulletin »internationaliste, mais engagé pour la cause polonaise« (p. 182), qui deviendra la »Polish Review«, et développe un réseau académique mondial jusqu’en Amérique latine.
En 1952, Halecki se fait remarquer par sa monographie »Borderlands of Western Civilization«, qui montre l’importance de la Pologne dans la culture européenne, puis, en 1963, par »The Millenium of Europe«6. Il décrit le poids des deux puissances extra européennes sur l’avenir de sa patrie, présentant une interprétation historico-culturelle du siècle de l’Europe et les États-Unis comme Magna Europa. Le christianisme en serait le vecteur essentiel. Ces écrits sont attaqués en Pologne par le communiste Władysłav Gomulka. Mais Halecki utilisera le canal de »Radio Free Europe« (Munich) pour contre-attaquer. BP souligne ici le rôle des historiens du PIASA qui défendent et conservent la ligne à la fois nationale et pro-européiste de la Pologne indépendante, dans le contexte des luttes politiques intenses de la guerre froide.
Les travaux du marxiste austro-slovène Markov de Leipzig retiennent également l’attention de BP. Ils seraient en partie dus à la pression exercée sur lui par le SED dans le cadre de la guerre froide. Markov avait déplu en s’occupant du monde slave/serbe; sa perspective étant jugée »titoïste«7. Dans l’intérêt de l’orthodoxie de l’État socialiste, ses talents devaient désormais s’exercer sur d’autres aires. Avec »Jacobins et sans-culottes«8, Markov se tourne vers la Révolution française comme lieu de mémoire de l’Europe contemporaine (p. 216). Mais l’orthodoxie politique lui reproche d’inclure trop d’historiens français (Soboul, Lefebvre, etc.) et trop peu d’historiens est-allemands: de montrer trop d’intérêt pour la recherche occidentale. De fait, Markov interrogeait avant tout la portée de la Révolution sur l’Europe dans son ensemble. En 1951, il est exclu du SED pour ses articles dans le »Fuldaer Zeitung« et se voit désormais comme un »communiste sans carte«. Le tournant opéré par Markov vers les études postcoloniales permettait en revanche à la RDA de trouver des »alliés dans la lutte entre socialisme et impérialisme« et de faire entrer les anciennes colonies »au service politique de la cause socialiste« (p. 219). Il fut approuvé; les études asiatiques et africanistes se trouvèrent ainsi renforcées à Leipzig. Markov hissera le drapeau de »l’autre Allemagne« (p. 220) vers le tiers-monde et mettra en rapport la chute du système impérialiste colonial et la naissance de deux États allemands, comme conséquence de la guerre froide et signe de l’aggravation de la crise du capitalisme. BP souligne l’ouverture d’esprit de l’historien, qui admettait le grand écart fourni entre honnêteté de sa recherche et engagement personnel au sein du système (p. 222). Dans son œuvre innovante se reflètent la question européenne et la réflexion postcoloniale9: il développe lui aussi, à son niveau, une histoire surplombante.
En conclusion, le choix des auteurs analysés apparaît pertinent: tous sont des universitaires qui – à la manière française – peuvent être définis comme des »intellectuels« tournés vers la longue durée mais partie prenante de la vie publique. Leurs engagements suscitent d’acerbes critiques. Ainsi Curtius qui, selon ses collègues traditionnalistes, »se commet« à Bonn avec des cours sur la »civilisation française«10 ou avec sa participation aux échanges internationaux de Pontigny et Colpach et, jusqu’à sa mort, avec des articles dans la presse. De même, le SED reproche à Markov son »objectivisme« (p. 212–213), ses contacts avec les collègues occidentaux et sa présence au »Historikertag« de Munich en 1949.
BP souligne combien les rivalités politiques et culturelles sont vives, combien les diagnostiques de l’époque sont variés. Mais tous relativisent l’incidence de la guerre froide sur la pensée européenne. BP en parle comme d’une »étape« dans la crise globale qui affecte l’Europe après 1945 (p. 263), pas comme d’un changement de paradigme culturel, historique et social (p. 264). Elle souligne l’asymétrie (p. 264), l’élargissement temporaire de la perspective, des années 1750 aux années 1950, et particulièrement la continuité de l’entre-deux-guerres et de l’après-Seconde Guerre mondiale; l’élargissement spatial, de Strasbourg à Varsovie, en passant par Bonn, Leipzig et Munich; et l’élargissement politique de la réflexion, de la critique de la modernité à l’espoir de la révolution. Tous les »interprètes de l’Europe« interrogent le rythme profond de l’histoire continentale. Tous les exemples présentés ici constituent un vaste panorama, une topographie du savoir en marche contre l’arbitraire de la césure politique. BP présente ainsi une manière »d’autoréflexion de l’Europe« du XXe siècle, une sorte »d’ego-histoire« du continent, incarné par ses têtes pensantes.
Cette étude permet une plongée dans une époque encore proche, un monde foisonnant, qui pose à la recherche et à la communauté politico-intellectuelle des questions actuelles. L’analyse de BP souligne la divergence entre ordre politique d’actualité et réflexion scientifique – histoire, sciences sociales et littéraires – dans le mouvement profond de l’histoire. Elle montre que le poids de la guerre froide fut certes lourd mais secondaire. Les penseurs ici présentés prennent leurs distances; leurs considérations, au premier sens du terme »intempestives«, traversent le(s) mur(s) et ouvrent vers les vérités d’avenir d’une Europe intellectuellement et culturellement unie, dans la suite logique d’une longue évolution. Comme aujourd’hui, dans le contexte d’une nouvelle guerre sur le continent, BP montre qu’un processus européen d’autoanalyse riche et stimulant se fait régulièrement jour en période de crise. Il tente de surmonter les obstacles et de rassurer face à l’éventualité du déclin. Historiens et littéraires s’appuient pour ce faire sur leurs interprétations de la modernité européenne (p. 34). Située dans ce mouvement, la réflexion bien documentée de BP constitue une contribution très intéressante, importante, à l’histoire de la construction de l’identité européenne, au-delà des péripéties politiques.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christine de Gemeaux, Rezension von/compte rendu de: Barbara Picht, Die »Interpreten Europas« und der Kalte Krieg. Zeitdeutungen in den französischen, deutschen und polnischen Geschichts- und Literaturwissenschaften, Göttingen (Wallstein) 2022, 335 S., 49 Abb., ISBN 978-3-8353-5231-5, EUR 39,90., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94493