Si la figure de Hans Joachim Morgenthau (1904–1980), père fondateur du réalisme classique en théorie des relations internationales (RI), demeure encore méconnue dans l’espace universitaire français, son apport à la discipline étant généralement réduit à un ouvrage devenu classique, »Politics Among Nations« (1948), et dans ce même ouvrage, à une série de postulats théoriques, les »six principes du réalisme politique«, elle n’a eu de cesse, en revanche, de susciter l’engouement outre-Atlantique et outre-Rhin. De fait, l’historiographie en la matière s’est considérablement renouvelée depuis les années 1960, et a connu une inflexion notable ces quinze dernières années, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Les travaux les plus récents ont ainsi mis au jour l’héritage européen du natif de Cobourg, et reconstruit son parcours d’»Émigré Scholar«, de l’Allemagne des années 1920 à l’Amérique des années 1970.

L’ouvrage d’Alexander Reichwein, issu d’une thèse de doctorat en sciences sociales soutenue à la Goethe-Universität de Francfort-sur-le Main à l’automne 2014, s’inscrit dans cette dynamique. Partant de la posture critique de Morgenthau vis-à-vis de la politique étrangère américaine durant la guerre froide et de son opposition farouche à l’intervention au Vietnam, le chercheur interroge le lien entre l’expérience vécue du politologue d’origine allemande, sa production scientifique et ses prises de position publiques. Ce triptyque »auteur-texte-contexte« apporte ainsi un éclairage nouveau sur la vie et l’œuvre de Morgenthau, mettant en évidence les lignes de faille, mais également les continuités, d’une pensée complexe et en perpétuelle évolution.

Le premier chapitre (p. 1‒35), qui fait office d’introduction, reprend les termes du »premier grand débat« en théorie des RI et s’intéresse au »puzzle« réalisme-idéalisme (»Realismus-Idealismus-Puzzle«), c’est-à-dire à l’articulation entre pragmatisme et normativité, dans la vie et l’œuvre de Morgenthau. Trois séries de questions (»forschungsanleitende Fragenkomplexe«) structurent l’ensemble: les conceptions de la puissance et de la morale qui sous-tendent la critique par Morgenthau de la politique étrangère américaine, le lien entre ses travaux et ses engagements politiques, et la continuité entre sa socialisation dans l’Allemagne weimarienne et ses prises de position dans l’Amérique nixonienne. Afin d’y répondre, l’auteur procède à une contextualisation de la pensée du politologue, laquelle doit mettre en évidence son parcours individuel et son environnement social, son cursus universitaire et ses influences intellectuelles, ainsi que les principaux événements historiques, via une lecture systématique des écrits, publiés ou inédits, de Morgenthau.

Le deuxième chapitre (p. 37‒131) offre un tour d’horizon bibliographique détaillé. Dans un premier temps, l’accent est mis sur les présentations tronquées (»verkürzte Darstellungen«) qui ont longtemps été les seules études disponibles sur le réalisme en général et la production de Morgenthau en particulier. Celles-ci se distinguent en ce qu’elles ne prennent en compte que le versant américain de la trajectoire du politologue et livrent des interprétations erronées ou incomplètes de ses travaux. Morgenthau apparaît ainsi comme un thuriféraire de la raison d’État (»Staatsräson«), doublé d’un apôtre de la politique de puissance (»Machtpolitik«). De la même manière, les »six principes du réalisme politique« sont présentés comme la quintessence de son œuvre, alors même que les quelques pages qui les exposent, comme le rappelle à juste titre Alexander Reichwein, n’ont été ajoutées que dans la deuxième édition de »Politics Among Nations« (1954), à la demande expresse de l’éditeur afin de donner une coloration plus scientifique à l’ensemble, dans le cadre du »deuxième grand débat« en théorie des RI entre traditionalistes et béhavioristes.

Dans un second temps, le chercheur passe en revue les ouvrages plus récents qui tentent de réinscrire les travaux et les engagements de Morgenthau dans leur contexte (»kontextualisierte Wiederbeschreibungen«) et rétablissent la jonction entre le juriste allemand et le politologue américain. L’influence des grands penseurs européens est notamment mise en exergue. Morgenthau doit ainsi à Friedrich Nietzsche sa conception du tragique dans l’Histoire; à Carl Schmitt sa réflexion sur le pouvoir et la politique, bien qu’il refuse toute essentialisation de ces concepts; à Hans Kelsen son initiation au positivisme juridique, même s’il finit par se détacher de cet enseignement qu’il considère par trop idéaliste; et à Max Weber et Hannah Arendt son engagement dans la sphère publique, via, entre autres, la mise en application de l’»éthique de responsabilité« (»Verantwortungsethik«). En dépit de ce renouvellement historiographique, une lacune persiste, qui constitue la pierre angulaire de l’ouvrage d’Alexander Reichwein: le lien entre ces différentes influences intellectuelles et la critique formulée par Morgenthau à l’égard de la politique étrangère américaine des années 1960 et 1970.

Le troisième chapitre (p. 132‒157) pose les jalons d’une contextualisation (»Kontextualisierung«) de la pensée de Morgenthau et mobilise pour ce faire les outils et concepts de la sociologie de la connaissance (»Wissenssoziologie«), distinguant ainsi l’entreprise d’un travail biographique classique. Quatre auteurs sont tour à tour convoqués. Karl Mannheim met en évidence l’ancrage historique et social de toute activité intellectuelle (»Standortgebundenheit«). Ludwig Fleck démontre que la pensée est d’abord un processus collectif, fruit d’interactions répétées entre individus (»Denkkollektiv«), et qu’elle possède de ce fait des caractéristiques qui lui sont propres (»Denkstil«). Franz Neumann dresse une typologie des »Émigré Scholars« (»Denktypen«) et les classe en quatre catégories, en fonction de leur degré d’intégration au nouvel environnement: l’assimilation, le refus, la révolution et la synthèse. Ned Lebow, enfin, reprend cette classification, qu’il applique plus spécifiquement aux théoriciens des RI. Il offre ainsi une nouvelle grille de lecture de l’histoire de la discipline, non plus à partir d’une succession de »grands débats« théoriques ou d’une juxtaposition de »paradigmes« distincts, mais bien du parcours individuel des grandes figures.

Le quatrième chapitre (p. 159‒229) porte sur la critique de la politique étrangère américaine formulée par Morgenthau. Alexander Reichwein identifie trois moments. Tout d’abord, le politologue germano-américain condamne l’interventionnisme wilsonien, qu’il assimile à une forme de moralisme en politique étrangère. De fait, les principes formulés par Woodrow Wilson en 1918 ne peuvent être appliqués qu’aux régimes démocratiques, créant une asymétrie délétère entre les États. Ce »moralisme idéologique« (»ideologischer Moralismus«) et cet »esprit de croisade« (»Kreuzzugsmentalität«) sont donc par définition belligènes pour Morgenthau, qui entend faire de l’égalité un principe moral dans les relations interétatiques. Son opposition à la guerre au Vietnam constitue le deuxième temps fort de cette critique. Fustigeant l’ignorance des Américains quant à l’histoire du Sud-Est asiatique, il plaide pour une prise en compte des données socio-politiques propres à chaque État de la région et pour la mise en œuvre d’une politique d’équilibre. Les concepts d’»intérêt national« et d’»équilibre des puissances« apparaissent dès lors comme autant de criteriums pour une politique étrangère réfléchie, rationnelle et morale.

Le rapport de Morgenthau à l’Israël semble davantage ambigu au regard de ses engagements passés. Rejetant la »diplomatie pendulaire« (»Pendeldiplomatie«) poursuivie par Washington au Proche-Orient, le conseiller de Golda Meir et Yitzhak Rabin reprend à son compte le réflexe obsidional de l’État hébreu. Il s’oppose ainsi aux revendications palestiniennes relatives à la création d’un État autonome et compare les accords de Camp David de 1978 à un nouveau Munich. Il appert donc que la politique d’équilibre préconisée par Morgenthau au Vietnam et son refus de tout interventionnisme ne s’appliquent plus à cette partie du globe; l’histoire tourmentée (»Leidensgeschichte«) du peuple hébreu fournit la clé de lecture de cette attitude »irréaliste« (»unrealistisch«).

Le cinquième chapitre (p. 231‒353), qui constitue la clé de voûte de l’ouvrage, contextualise les engagements de Morgenthau à partir de son expérience vécue (»Erfahrungshintergrund«) durant ce qu’il est convenu d’appeler, à la suite d’Edward Hallett Carr, la »crise de vingt ans« (»Twenty Years’ Crisis«). L’entreprise est d’autant plus ardue qu’un silence volontaire entoure les premières années de la carrière du politologue. De l’avis d’Alexander Reichwein, deux raisons principales expliquent l’attitude de Morgenthau: le refus du statut de victime, qui viendrait faire obstacle à une longue démarche d’intégration dans le milieu universitaire américain entamée à la veille du second conflit mondial, et la volonté de ne plus se réclamer de références philosophiques et juridiques qui ont depuis nourri l’idéologie nazie. Afin de pallier ces difficultés initiales, le chercheur doit donc recourir aux premiers écrits de Morgenthau, et pour ce faire lever la barrière de la langue, ces textes ayant été rédigés en allemand puis en français, et mobiliser les rares sources autobiographiques existantes. Ce travail effectué, il est alors possible d’identifier une vingtaine d’éléments de continuité (»Kontinuitätslinien«) entre l’étudiant de Francfort et le professeur de Chicago.

Né à Cobourg en Bavière le 17 février 1904, le jeune Morgenthau, qui grandit au sein d’une famille juive aisée et assimilée, fait très tôt l’expérience du rejet et de l’antisémitisme. Les années d’apprentissage, dans une république de Weimar en pleine effervescence, se révèlent particulièrement formatrices. D’abord étudiant en histoire puis en droit, le futur politologue se prend d’intérêt pour la politique étrangère de Bismarck, qu’il regarde comme un modèle d’acuité intellectuelle, puis de Gustav Stresemann, initiateur avec Aristide Briand de l’entente franco-allemande. Le récipiendaire du prix Nobel de la paix 1927 devient pour Morgenthau l’incarnation d’une politique extérieure habile, qui allierait la prise en compte des données politiques (»machtpolitische Realitäten«) et le respect des préceptes normatifs (»normative Gebote«) en recourant au droit international comme moyen d’action (»Völkerrechtspolitik«). L’échec de la SDN puis la montée des périls au début des années 1930 ont tôt fait d’avoir raison des illusions de l’universitaire, qui réoriente alors sa réflexion autour de la notion de puissance.

Le 17 février 1932, Morgenthau quitte Francfort pour Genève. L’adversité l’y retrouve: comme dans l’Allemagne pré-hitlérienne, il doit affronter l’antisémitisme et l’hostilité d’une partie du corps professoral, et ne doit qu’à l’intervention de Hans Kelsen de pouvoir soutenir son habilitation en 1934. L’intermède genevois lui permet cependant d’affiner sa pensée. Poursuivant sa réflexion sur la notion de puissance, et passant pour l’occasion de l’allemand au français, il établit une distinction, fondamentale, entre la »puissance« au sens schmittien, c’est-à-dire la capacité de mobiliser des ressources en vue de dominer, et le »pouvoir« au sens arendtien, c’est-à-dire la capacité d’user de sa force pour bâtir. Si la puissance est désormais envisagée comme le moteur de l’action des États, toute »obsession« à son égard (»Machtversessenheit«) apparaît néanmoins comme nocive, à l’instar de la »Weltpolitik« wilhelmienne, et doit de ce fait être endiguée. Ce dernier point fournira la clé de compréhension des travaux ultérieurs du politologue. Préoccupé par une situation internationale qui se dégrade sans retour, Morgenthau rejoint Madrid puis Paris, et enfin New York, où il pose le pied le 17 juillet 1937.

Naturalisé en 1943, le nouveau citoyen américain trouve un poste de professeur à l’université de Chicago, qu’il occupera jusqu’à son accession à l’éméritat en 1971. C’est dans ce nouvel environnement intellectuel qu’il se resocialise et réoriente ses recherches. S’il s’agit bien d’un tournant, il serait néanmoins erroné d’y voir une rupture, argumente Alexander Reichwein. De fait, la direction prise par la réflexion de Morgenthau trouve son origine dans ses travaux européens, et relève davantage d’une »synthèse« que d’une »assimilation«. De la même manière, le concept d’»intérêt national« (»national interest«), pierre angulaire de l’œuvre du théoricien, demande à être reconsidéré: loin d’une simple justification cynique de l’égoïsme des États, il apparaît dès lors comme une notion malléable et ouverte, invitant le décideur à prendre en compte la complexité des données géopolitiques, à mieux penser l’adéquation entre ses objectifs et ses moyens d’action, et à se prémunir contre toute idéologie dans la conduite de la politique étrangère. À sa mort le 19 juillet 1980, Morgenthau compte parmi les grands noms de la théorie des RI.

Le sixième et dernier chapitre (p. 355‒365) assemble le »puzzle« présenté dans l’introduction. Au terme de sa brillante démonstration, le chercheur est parvenu à mettre au jour une pensée riche et complexe, toute en nuances et subtilité, oscillant entre un réalisme lucide (»nüchterner Realismus«) et un idéalisme optimiste (»hoffnungsvoller Idealismus«). Il apparaît ainsi que l’œuvre de Morgenthau réalise une jonction entre la nécessaire prise en compte des rapports de force sur la scène internationale et la salutaire préservation des principes moraux qui doivent guider l’action du prince, comme en témoigne sa condamnation de l’intervention au Vietnam. Le politologue en paiera d’ailleurs le prix, puisque ses prises de position l’éloigneront des cercles de pouvoir et lui fermeront définitivement les portes de Harvard. Ce positionnement intellectuel et moral, couplé à son parcours d’universitaire socialisé en Allemagne, en Suisse puis aux États-Unis, achèvent de faire de Morgenthau un réaliste hétérodoxe (»uneasy realist«).

Alexander Reichwein livre ici un très bel ouvrage. Il contribue à renouveler tout autant l’histoire de la discipline que le débat scientifique, et à repenser la relation entre réalisme et idéalisme, non plus sous la forme d’une antinomie, mais bien d’une dialectique permanente. Il met enfin en lumière une personnalité saillante de la théorie des RI, rappelant ce faisant au chercheur comme à l’étudiant qu’il n’y a de production intellectuelle qu’inscrite dans un parcours de vie, un itinéraire personnel, et que seule une contextualisation peut permettre d’en saisir la finesse et la singularité.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Alexander Reichwein, Hans J. Morgenthau und die Twenty Years’ Crisis. Das realistische Denken eines Emigranten im Lichte seines deutschen Erfahrungshintergrundes, Wiesbaden (Springer Fachmedien Wiesbaden) 2021, XXVI–406 S. (Research), ISBN 978-3-658-34517-4, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94494