La captivité de guerre demeure aujourd’hui une page marginalisée de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en dehors des cercles d’historiens. En dépit du nombre considérable de prisonniers – quelque 35 millions d’individus – et de la portée multidimensionnelle de ce phénomène de guerre, la mémoire collective dans plusieurs pays accorde peu d’attention à ce passé, faisant des détenus des »oubliés« de la guerre pour reprendre ici la formule de l’historienne Annette Becker dans le cas de la Grande Guerre1. Les deux dernières décennies ont pourtant vu d’excellents travaux sur l’histoire des soldats tombés aux mains de l’ennemi. Les chercheurs y ont mis en lumière la complexité politique, militaire, culturelle, sociale et économique de la captivité, nuançant ainsi l’image »immobile« du prisonnier derrière les barbelés. Le cas de la France entre 1939 et 1945 est particulièrement éclairant de cette complexité. L’histoire des prisonniers de guerre français s’arrime au contexte plus large de la défaite de mai 1940, de l’occupation allemande, de la résistance, du régime de Vichy, de la collaboration et finalement, de l’après-guerre et de la mémoire trouble de cette période. Entre mai 1940 et début 1941 seulement, plus de 1,8 million de prisonniers français sont détenus dans des camps allemands – les Frontstalags. Leur histoire à la fois bouleversante et fascinante est l’objet du récent ouvrage édité par Fabien Théofilakis, historien déjà connu pour ses travaux sur les prisonniers de guerre allemands en France.

Le livre est le fruit d’une collaboration de plusieurs auteurs, bien que huit chapitres sur douze soient l’œuvre de Fabien Théofilakis. Au fil des chapitres, la captivité des soldats français entre 1940 et 1941 est décortiquée et analysée sous plusieurs angles. L’ouvrage nous montre de manière convaincante que le sujet des prisonniers de guerre français dépasse largement l’histoire de la détention et nous renvoie directement à la mémoire de l’occupation et de Vichy, comme le rappelle Henry Rousso dans sa préface. Résultat d’un travail de recherche dans les archives françaises, allemandes, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Vatican, ce livre propose un nouvel éclairage sur l’histoire de la captivité de guerre en croisant non seulement les sources, mais aussi les acteurs, à la fois étatiques et transnationaux, impliqués dans la captivité, de même que le captif lui-même à l’aide de journaux personnels, lettres et témoignages. Les auteurs dressent ainsi un portrait complexe et compréhensif du sort des soldats français faits prisonniers.

Le livre s’ouvre par un chapitre d’Amaury Bernard sur le camp de Royallieu à Compiègne, symbole de la défaite française en juin 1940. Les quatre chapitres suivants de Fabien Théofilakis décortiquent les différentes facettes de la captivité des soldats français et des autorités allemandes. La capture et les conditions de détention en France occupée et par la suite en Allemagne sont abordées. L’auteur analyse le choc psychologique et physique de la captivité et la détresse de ces individus, alimentés par le poids de la défaite, l’isolement et l’éloignement de leur famille. Du côté des autorités allemandes, les prisonniers français deviennent un véritable casse-tête logistique entre 1940 et 1941. Leur nombre important, l’éparpillement de la détention sur le territoire, la disparité entre les camps, ainsi que l’approvisionnement difficile, sont tous des défis auxquels devaient faire face les autorités allemandes. Parallèlement, le prisonnier devient aussi un objet de la collaboration du régime de Vichy avec l’Allemagne, servant ainsi à asseoir sa légitimité et la »Révolution nationale« du maréchal Pétain. Le régime vichyste instaure d’ailleurs une structure administrative complexe de collaboration avec Berlin afin d’aider les prisonniers de guerre. Théofilakis montre ainsi les multiples dimensions sociales, politiques et culturelles de la réalité des prisonniers et de la gestion des camps (nourriture, sécurité, hygiène, traitement discriminatoire, emploi du temps, moral des détenus, production artistique et même sexualité).

Par la suite, Daniel Palmieri explore le travail humanitaire du CICR envers les prisonniers. Ce regard sur cette organisation »neutre« permet d’évaluer l’interprétation et l’application de la convention de Genève de 1929 par les autorités allemandes durant cette période selon les lieux de détention et l’ethnicité des détenus, notamment les soldats coloniaux. Après un chapitre de Robin Lambert sur la réalité complexe des évasions, Raffael Scheck examine le traitement des et les tensions soulevées par les détenus demeurés en France occupée, pour la plupart des soldats provenant des colonies. Fabien Théofilakis complète les quatre derniers chapitres en explorant les liens entretenus entre la population civile française et la captivité, les actions entreprises par les autorités vichystes pour venir en aide aux détenus, la mise au travail des détenus et finalement, la place de la captivité dans l’historiographie française de la Seconde Guerre mondiale et son évolution dans la mémoire de la guerre, de l’occupation et du régime de Vichy.

Ce livre a le mérite de proposer un regard vaste sur la captivité des soldats français, bien qu’employant parfois une approche quelque peu descriptive, factuelle et redondante. Les apports de cet ouvrage sont nombreux. Le travail minutieux des auteurs, la richesse des fonds d’archives utilisés, de même que les nombreuses photographies fortes instructives sont à souligner. La masse importante d’informations présentées, ainsi que l’ancrage plus personnel de l’étude apporté par les témoignages des détenus plairont certainement à un large lectorat. Toutefois, pour un public plus avisé, la démarche intellectuelle de cette étude reste moins bien définie. Une partie introductive aurait été bénéfique pour circonscrire l’approche théorique et conceptuelle et l’historiographie pour mieux situer la contribution importante de ce livre. Finalement, bien que mineure, l’analyse aurait gagné à croiser la captivité des soldats français avec d’autres cas pour ainsi aborder cet épisode comme un phénomène avant tout transnational. Sur ce point, Théofilakis signale humblement les limites de l’ouvrage et propose plusieurs pistes pour de futures recherches. La parution de cette étude est donc la bienvenue et sa lecture est essentielle à toute personne s’intéressant à cette page de l’histoire franco-allemande.

1 Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre, Paris 2012.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Michel Turcotte, Rezension von/compte rendu de: Fabien Théofilakis (dir.), Les prisonniers de guerre français en 40, Paris (Fayard) 2022, 384 p., ISBN 978-2-213-72242-9, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94496