Cette étude d’histoire quantitative s’intéresse à un sujet jusque-là négligé par l’histoire du travail à l’époque de la seconde industrialisation: à savoir l’ensemble hétérogène des activités lucratives itinérantes controversées et non subsumées nécessairement sous la dénomination de »travail« dans un contexte de définition et de normalisation croissante de celui-ci du fait du développement de politiques sociales étatiques et d’une législation spécifique. Ces activités englobent à la fois des vieux métiers comme ceux de colporteur, rémouleur ou chiffonnier, mais aussi des pratiques considérées comme illégales par l’administration, la police et la justice telles celles des mendiants et de vagabonds qui cherchent dans l’itinérance des moyens de subsistance. L’historiographie a longtemps considéré que ces activités itinérantes étaient soit périphériques, soit marginales dans le monde du travail et qu’elles étaient devenues anachroniques au tournant du XXe siècle avec vocation à disparaître. Or il n’en est rien. Les sources montrent que ces formes de vie étaient habituelles et qu’elles perdurent, y compris quand se développe le secteur salarié. L’objet de cette enquête est donc d’une part de restituer leur centralité dans les pratiques et les modes de subsistance des contemporains sans domicile fixe et, d’autre part, d’examiner les interactions conflictuelles ou négociées entre ceux-ci et les représentants des autorités (administratives, policières et judiciaires).

La démarche est résolument empirique. L’autrice a construit par le bas un échantillon comprenant des centaines d’individus en croisant des sources de natures très diverses tout en circonscrivant la période (1880–1938) et le terrain (Cisleithanie puis l’Autriche à partir de 1918): archives judiciaires, archives des bureaux de l’administration du commerce (Gewerbeämter) et de la chambre d’économie de Vienne (Wirtschaftskammer). Ces sources sont croisées avec des articles de presse, des statistiques, des rapports administratifs. Deux bases de données principales sont élaborées, comprenant respectivement 341 individus dans celle fondée sur les archives judiciaires et 184 individus dans celle fondée sur les archives du commerce. L’extrême diversité des cas (selon les critères de sexe, d’âge, de situation familiale, de formation, de métier, de politisation, etc.) est soumise à une analyse factorielle de correspondances multiples pour dégager à chaque fois les dimensions structurantes du champ des interactions entre ces individus et l’État. Les résultats sont présentés dans deux grandes sections, qui constituent l’armature du livre. Ils sont illustrés par de nombreux graphiques, tableaux, histogrammes. Le codage des bases de données est explicité en fin d’ouvrage, après la présentation des sources montrant que de nombreux fonds d’archives régionales (des Bundesländer) et d’archives municipales (Vienne, Linz, Salzbourg, Graz, Wels) ont été exploités. La quantification permet de sortir du traitement individuel des nombreux cas.

Les résultats sont les suivants; pour la première section, il ressort que le vagabondage, qui fait l’objet d’une loi répressive depuis 1885, et la mendicité sont des activités clairement écartées des débats sur la politique sociale et les nouvelles formes de recherche d’emploi et du chômage dans la société industrielle. Les individus accusés dans les sources judiciaires ne se voient pas reconnaître par exemple le statut de chômeurs. Il existe à partir de 1918 en Autriche des aides aux chômeurs et en 1920 une assurance chômage, mais en 1933 elle ne couvre même pas 40 % des actifs. Les institutions d’hébergement locales créées par la loi sur le vagabondage (Naturalverpflegsstationen) – les communes ont le droit d’y assigner les individus sans moyen ni activité fixe – sont alors reconverties pour l’aide aux chômeurs. L’analyse factorielle des correspondances multiples montre que la prise en charge des vagabonds et des mendiants par l’État a privilégié les mineurs et les jeunes individus d’une part, les grandes villes d’autre part. La base ne montre aucune corrélation entre vagabondage et criminalité, ce qui contredit les préjugés en vigueur à l’époque.

Pour la seconde section portant sur les métiers itinérants, l’autrice montre que la normalisation du travail salarié a entraîné des conséquences sur la différenciation et la hiérarchisation des activités indépendantes mobiles. Celles-ci sont soumises de plus en plus à une autorisation administrative. Mais alors que certains métiers itinérants ne posent pas de souci à l’administration qui saisit leur utilité sociale, comme celui de chiffonnier, d’autres sont perçus péjorativement, comme celui de colporteur, et assortis de préjugés religieux ou ethniques (ils sont associés aux Tsiganes ou aux juifs alors que la réalité sociale est bien plus diverse): les individus rencontrent alors de nombreuses difficultés à légitimer leurs activités. Ainsi, les requérants déploient beaucoup d’efforts pour obtenir des autorisations, ce qui peut étonner car celles-ci ne sont en rien promesse de prospérité. L’autrice suppose que l’obtention d’une autorisation administrative valait reconnaissance sociale et une sorte de respectabilité pour des individus précaires, car sans domicile fixe et souvent sans famille. Une agency des requérants est ainsi mise en lumière: ce ne sont pas seulement des victimes, ils tentent de défendre leurs droits et utilisent diverses ressources face à l’État.

La modélisation réalisée dans cet ouvrage permet de comprendre la hiérarchisation des activités itinérantes opérée par l’administration autrichienne au cours de la période et la frontière établie entre légal/illégal. Le livre offre un bel exemple d’histoire sociale quantitative à l’heure où ce type d’histoire n’est plus très à la mode. Plusieurs bémols sont toutefois à apporter: d’abord l’étude aplanit trop la chronologie, la période est considérée comme un tout; ensuite, elle est difficilement utilisable car malgré la multitude de cas traités, peu d’exemples nominatifs sont finalement détachés et mis en valeur; enfin l’ouvrage souffre d’un manque de comparaison (avec l’Allemagne, avec la France). De plus, des sources visuelles auraient pu être exploitées, à l’instar de la photographie de couverture montrant un ramoneur en 1931.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Sigrid Wadauer, Der Arbeit nachgehen? Auseinandersetzungen um Lebensunterhalt und Mobilität (Österreich 1880–1938), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2021, 432 S., 49 Abb. (Industrielle Welt, 99), ISBN 978-3-412-50571-4, EUR 49,99., in: Francia-Recensio 2023/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94498