Issu d’un colloque international tenu à Caen en 2017, le volume s’inscrit dans le prolongement direct de travaux menés au Centre Michel de Boüard (CRAHAM, UMR 6273) depuis le début des années 2010, en particulier sous l’impulsion de l’un des co-directeurs de l’ouvrage, Pierre Bauduin. La question des transferts culturels à l’œuvre dans les mondes normands médiévaux a en effet donné lieu à une série de rencontres et de publications, portées par des échanges entre chercheurs français, anglais, italiens et russes. Le colloque dont sont issus ces actes a marqué une étape forte dans ces études. Les mondes normands sont ici entendus dans un sens large dont les directeurs assument l’ambiguïté, c’est-à-dire regroupant à la fois les espaces occupés ou colonisés par des Scandinaves entre le VIIIe et le XIe siècle et ceux passés sous domination normande aux XIe–XIIe siècles. Autrement dit, les communications, qui couvrent un épais Moyen Âge central, nous emmènent de la Rous’ de Kiev à l’Atlantique du Nord et à l’Italie du Sud, en passant par le duché de Normandie. L’ouvrage est divisé en trois parties intitulées »Des objets porteurs d’un transfert« (4 articles), »Traduire, transmettre, adapter« (4 articles) et »Acteurs et passeurs: groupes, rôles, identités« (5 articles). Plutôt que de reprendre l’ordre de l’ouvrage, ce compte rendu proposera de tirer quelques lignes de force – qui ne sauraient prétendre à l’exhaustivité devant la richesse de l’ouvrage.
Dans son introduction, largement épistémologique, Pierre Bauduin replace le cas des mondes normands dans les études plus larges sur les transferts culturels, dont il rappelle que l’objectif est de »mettre en évidence les dynamiques des échanges interculturels, en mettant l’accent sur les processus qui font évoluer les cultures« (p. 15). Cela suppose d’étudier notamment les lieux, les acteurs et les objets de ces échanges. Dans la lignée par exemple de Michel Espagne (»Les transferts culturels franco-allemands«, 1999) ou de Peter Burke (»Cultural Hybridity«, 2009), le concept est ici employé dans toute sa souplesse et permet d’étudier des phénomènes hétérogènes, aux échelles et aux temporalités variées. En insistant sur les contextes d’accueil et de départ, il s’agit aussi de penser, d’emblée, chaque culture comme un monde qui respire et ne cesse de se remodeler, comme une »construction dynamique« (p. 24). Une autre force de l’ouvrage est sa pluridisciplinarité, dont témoignent d’ailleurs d’emblée les spécialités des trois directeurs (l’histoire, l’archéologie et les langues et civilisations nordiques). La volonté d’intégrer largement la culture matérielle dans la réflexion du colloque doit être saluée: outre qu’elle permet d’ouvrir une historiographie parfois très centrée sur les échanges intellectuels (idées, manuscrits, influences artistiques, langue, droit, religion …) – qui ne sont pas pour autant négligés – elle permet de renouveler certaines problématiques. Les artisans sont ainsi un des acteurs dont le rôle est mis en valeur à plusieurs reprises, comme il a pu d’ailleurs l’être dans d’autres contextes: les mondes grecs (par ex. travaux de Bernard Legras), l’Amérique du XVIe siècle (par ex. travaux de Serge Gruzinski) ou encore la Méditerranée orientale médiévale (cf. par exemple le colloque »Acteurs des transferts culturels en Méditerranée médiévale« paru en 2012). Le nombre et la richesse des illustrations montrent également toute l’attention accordée à cette culture matérielle, qui va d’artefacts bien connus, comme la broderie de Bayeux, à des objets bien plus modestes. L’étude des objets métalliques produits en Angleterre et dans l’Europe du Nord aux VIIIe–XIe siècles, menée par Patrick Ottaway, s’inscrit pleinement dans cette ambition.
Du côté de la Scandinavie, il est clair que les processus de christianisation sont un des facteurs les plus importants de transferts culturels. Anne Pedersen analyse les ornements personnels des IXe–XIIe siècles retrouvés au Danemark (broches et pendentifs surtout). Ce corpus, rarement exploité en série jusqu’ici, révèle notamment des contacts précoces entre les populations danoises et les milieux chrétiens. Du côté de ces objets du quotidien, la croix et l’image du Christ semblent être les motifs adoptés le plus tôt, devant l’Agnus Dei, tous repris et réadaptés sur un nombre important d’artefacts. Ces choix étaient-ils l’affichage d’une conversion personnelle ou bien l’effet d’un changement de mode? Le débat demeure ouvert, mais, dans tous les cas, ils montrent que la symbolique chrétienne s’est répandue dans toutes les couches de la société, peut-être dès la fin du Xe siècle. Simon Lebouteiller examine les transformations qu’a subies le serment de l’époque païenne avec la christianisation: si certains éléments sont totalement abandonnés (le serment prêté sur les épées), d’autres se maintiennent (les formules de serment), et la majorité est adaptée et transformée (le serment prêté sur les portes des églises serait ainsi une adaptation de celui porté sur les anneaux des portes des temples auparavant). Plus globalement, c’est aussi le rôle croissant de l’Église, appuyée par les pouvoirs temporels, que l’auteur met en avant. Un autre changement important naît des contacts avec l’Europe chrétienne, bien qu’il ne soit pas cette fois de nature religieuse: la diffusion au Danemark des modèles monétaires de l’Europe chrétienne. Jens Christian Moesgaard rappelle qu’au IXe siècle, la monnaie était quasiment inconnue des Danois et qu’au XIe siècle, le pays était doté d’un système monétaire organisé et totalement entré dans les mœurs. Le transfert étudié est ici double: à la fois dans l’objet-monnaie (sa fabrication, qui est le fait d’une instance politique privée ou publique) et dans son utilisation (par un groupe nécessairement beaucoup plus large). L’évolution n’est pas linéaire – se côtoient longtemps des utilisations »classiques« qui reprennent des pratiques occidentales et d’autres où la monnaie vaut pour son poids ou sa symbolique – mais l’objet-monnaie, qui est d’abord une curiosité exotique, s’impose définitivement malgré quelques résistances, par exemple au tournant du XIe et XIIe siècle, quand le roi impose son monopole monétaire. Toujours dans les mondes nordiques, Alban Gautier se penche sur les interpretationes des noms de divinités, et notamment sur la figure d’Odin. Il montre qu’il ne saurait y avoir de stricte équivalence entre les panthéons et qu’il s’agit bien de transferts: ce sont largement des constructions savantes des VIIe–VIIIe siècles et, surtout, il n’y a jamais de »traductions« exactes (Odin n’est pas véritablement le Mercure romain).
Deux articles portent sur la diaspora viking vers l’Est. Le texte d’Aleksandr Musin est, à cet égard, d’abord un garde-fou méthodologique: il nous rappelle à quel point l’historiographie de cette question est minée dans le contexte de l’Europe de l’Est et de l’ex-URSS. Autre rappel méthodologique: il faut tenter de distinguer, selon lui, les transferts qui n’ont pas de conséquence réelle dans les cultures locales (donc prendre en garde à la surinterprétation de certains objets) et ceux qui s’y enracinent profondément. Il souligne également que leur culture hybride a fait des Rous un excellent intermédiaire pour les mondes normands. Leszek Gardela montre que les Scandinaves installés en Poméranie associent assez rapidement des éléments de leurs mondes d’origine à d’autres venus de l’aire slave (ceci est notamment mis en valeur par l’archéologie funéraire). Ces hybridations peuvent être le résultat de plusieurs intentions initiales: le commerce (dont celui des esclaves), l’établissement de contacts politiques ou d’alliances militaires, la colonisation, etc.
Le duché de Normandie donne lieu à deux articles. Jacques Le Maho étudie une dalle funéraire probablement destinée au prince Robert, fils du duc de Normandie Richard Ier, mort juste après son baptême et inhumé à Fécamp au Xe siècle. Par une nouvelle analyse de l’inscription et du décor de la dalle, connus grâce à un dessin du XVIIIe siècle, l’auteur estime que celle-ci a été produite dans la région de Narbonne, d’où est originaire un des clercs de la chapelle ducale de Fécamp à la même époque, montrant que la reconstruction des églises normandes du Xe siècle se fit aussi grâce à des apports extérieurs. Cela croise le texte d’Anastasia Chevalier-Shmauhanets qui montre que les choix architecturaux opérés dans les églises du diocèse de Rouen sont largement le fait de certains clercs importants (évêques, abbés) et de l’entourage de la famille ducale, qui contribuent à acclimater en Normandie des influences extérieures au duché.
Mais ce sont surtout ceux qui quittent le duché qui ont attiré l’attention des participants au colloque. Au fil de leurs conquêtes et de leur diaspora, les Normands sont évidemment des acteurs des transferts culturels. Alexandra Lester-Makin propose d’analyser la tapisserie de Bayeux sous cet angle, en faisant notamment la synthèse de quelques interprétations récentes. De fait, cet objet extraordinaire ne peut qu’être au croisement de plusieurs influences. Cela afin, peut-être, de proposer plusieurs lectures: les Anglo-Saxons, en particulier, seraient bien plus friands des registres supérieurs et inférieurs que de l’histoire de la succession d’Édouard le Confesseur. Ces marges seraient peut-être le lieu d’un discours anti-Normand, ou du moins anti-élites, repris de manuscrits enluminés. Objet de transferts culturels à n’en pas douter, la tapisserie demeure surtout un objet de débats, auquel cet article apporte sa pierre, notamment en interrogeant la perception que pouvaient avoir les spectateurs. Laura Vangone nous plonge dans l’autre grande zone d’installation des Normands: l’Italie du Sud. Première étape d’une réflexion plus globale sur l’attitude des Normands envers les cultes de saints locaux, son article examine les cultes de saint Ouen, saint Taurin et sainte Austreberthe. Elle met en avant le rôle clé du monastère du Mont-Cassin, »intermédiaire géographique et idéologique entre la papauté réformatrice et les Normands« (p. 175). Les modèles littéraires anglo-normands se diffusent également en Italie, nous dit Rosanna Alaggio, qui souligne le rôle des clercs commanditaires, et en particulier des évêques normands établis dans les Pouilles. Ceux-ci ont peut-être cherché à proposer à la noblesse locale des modèles de comportement nouveaux (Roland, Olivier), certainement poussés par les souverains siciliens. En Italie du Sud, toujours, la sculpture religieuse reflète également l’hybridité entre modèles apuliens et (anglo-)normands, mais venus des mondes byzantin ou arabo-musulman, ainsi que le démontre Luisa Derosa.
Au total, si l’on pouvait pressentir l’existence d’une partie au moins des transferts et hybridités culturels étudiés dans l’ouvrage, la force de celui-ci réside, d’une part, dans l’explicitation et le croisement des méthodologies, qui ne manqueront pas d’inspirer d’autres travaux, et, d’autre part, dans la mise en série et la comparaison, qui permettent de faire émerger quelques lignes de force, comme le rôle clé de certains acteurs (les élites, l’Église, les femmes). La question du point de vue est, enfin, centrale: d’où regarde-t-on, d’où analyse-t-on les transferts? Les rappels historiographiques d’Aleksandr Musin peuvent, à cet égard, s’appliquer à bien d’autres contextes, tout comme ce rappel opportun (p. 242): si les Normands de Normandie et les Rous d’Europe orientale se distinguent respectivement des Francs et des Slaves, ils se différencient bien davantage des Scandinaves par leur culture matérielle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Fabien Paquet, Rezension von/compte rendu de: Pierre Bauduin, Simon Lebouteiller, Luc Bourgeois (dir.), Les transferts culturels dans les mondes normands médiévaux (VIIIe–XIIe siècle). Objets, acteurs et passeurs, Turnhout (Brepols) 2021, 350 p., 7 col., 67 b/w fig. (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 36), ISBN 978-2-503-59366-1, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94502