Cet ouvrage passionnant, aussi indispensable qu’excellent, fera date: le »médiévalisme«, tel qu’il est ici défini, est non seulement une question essentielle au métier et à la conscience des historiens, mais un élément important de notre culture contemporaine, une des façons que notre époque a de se référer au passé et mieux encore de le construire; il est la somme des usages – mémoriels, littéraires, médiatiques, ludiques, publicitaires, idéologiques, etc. – qui nous lient à cette période de l’histoire, qu’on nomme – depuis le XIVe siècle, mais de manières changeantes – le »Moyen Âge«. Le mot-clef de cet ouvrage collectif est »médiévalisme«: c’est un mot relativement neuf, emprunté à l’anglais, qui se distingue et englobe à la fois d’autres termes plus communs: des substantifs tels que »médiévisme«, »médiévistique« (celui-ci emprunté pour sa part à l’allemand) ou des adjectifs comme »médiéval« et »moyenâgeux«. De ces termes, »médiévalisme« se distingue par sa neutralité: il n’implique aucun jugement de valeur (contrairement au péjoratif »moyenâgeux«). Mais il les englobe aussi, en prétendant recouvrir toutes les attitudes face au »Moyen Âge«, y compris celles des »médiévistes« de métier dans la mesure où elles interfèrent avec les attitudes communes de leurs contemporains, les influences étant réciproques, face à cette période de l’histoire1.

L’attention au vocabulaire est un trait distinctif de cet ouvrage. Elle s’accorde avec le caractère international du projet, même si son point d’ancrage intellectuel est d’abord français, mais en bénéficiant d’une dizaine de collaborations venues de l’étranger (Brésil, États-Unis, Allemagne, Suisse, Belgique, Italie, Canada). Outre les entrées »médiévalisme« et »Moyen Âge«, »Alchimie et Astrologie« ou encore »Magie, magiciens et magiciennes« soulignent la difficulté de trouver des équivalents immédiats d’une langue à l’autre (par exemple la trilogie anglaise »magic«/»sorcery«/»witchcraft« s’adapte mal au couple français »magie«/»sorcellerie«, sans parler de l’allemand »Zauberei«/»Hexerei«). Il est important de tenir compte de ces décalages linguistiques pour pouvoir dialoguer utilement.

L’ouvrage compte 124 articles dans l’ordre alphabétique (d’»Afrique« à »Western«), écrits par 72 contributeurs différents (41 femmes, 31 hommes). Il n’est pas superflu de souligner que la plupart des contributeurs sont de jeunes chercheurs en »médiévistique«, souvent maîtres de conférences dans les universités, spécialisés en histoire, histoire littéraire, histoire de l’art, histoire de la musique, archéologie, etc. Il ne semble pas, et cela est peut-être regrettable, que des romanciers, des cinéastes ou des auteurs de jeux vidéo passionnés par le Moyen Âge aient contribué à l’ouvrage. L’âge des auteurs a son importance: s’ils sont engagés dans leur recherche scientifique, ils sont également sensibles, comme toute leur génération, au développement des nouveaux médias, dont ils bénéficient dans leurs loisirs comme dans leur pratique professionnelle.

Certains auteurs sont responsables de plusieurs articles: à lui seul, l’un des trois maîtres d’ouvrage en a signé plus de vingt, ce qui contribue à donner à l’ensemble une tonalité commune: de fait, il y a un véritable accord sur le fond, à commencer par la définition du terme »médiévalisme«; j’ose dire que l’ouvrage (et ce n’est pas commun s’agissant d’un dictionnaire), défend une thèse ou du moins fait entendre un plaidoyer sans discordance notable. Les entrées sont très variées: certaines s’imposaient comme »Cathédrale«, »Château« ou »Chevaliers et chevalerie«, ou encore, dans un autre registre, »Cinéma«, »Fantasy«, »Fêtes médiévales«, »Jeux de rôle«; d’autres sont des noms de personnes: soit des personnages médiévaux, les uns fictifs, les autres à la fois réels et fictifs, un mélange qui signe le cœur même du problème: on a ainsi »Arthur«, »Charlemagne«, »Jeanne d’Arc«, »Richard Cœur de Lion«, »Tristan et Iseut«, »Merlin«, »Robin des Bois«; ou bien, ce sont des écrivains ou des artistes des XIXe–XXe siècles ayant joué un rôle majeur dans l’essor du médiévalisme: »Walter Scot«, »J. R. R. Tolkien«, »William Morris«, »Victor Hugo«, »Richard Wagner«, et last but not least, »Umberto Eco«. Ce dernier apparaît comme la référence canonique du genre aujourd’hui, mais plusieurs auteurs le critiquent néanmoins pour la manière trop rigide à leurs yeux dont il a marqué la frontière entre la démarche scientifique des historiens médiévistes et la liberté d’imaginer des auteurs de romans historiques ou de films (Éric Rohmer représentant l’extrême opposé, avec Perceval le Gallois, des intentions premières de Jean-Jacques Annaud pour la mise en scène du »Nom de la rose« tiré du roman historique d’Eco). Le souci de l’exactitude archéologique du romancier ou du cinéaste est-il justifié? N’est-il pas plus efficace pour lui de reconstituer une ambiance et, comme l’écrit Gil Bartholeyns dans »Passé«, le »potentiel dramatique d’une situation d’époque«?

Certaines entrées sont moins attendues que d’autres, mais elles augmentent d’autant mieux l’intérêt et la valeur du livre: les noms de pays (ou plus largement de continent comme »Afrique«) témoignent du souci de prendre en compte la diversité géographique des usages du Moyen Âge (»Grande-Bretagne«, »Allemagne«, »Italie«, »États-Unis«, etc.), de souligner la contribution d’autres cultures à l’imaginaire »médiévaliste« occidental (ainsi pour le Japon des samouraïs), ou encore – et c’est le plus intéressant – d’observer des phénomènes de rejet au nom de traditions culturelles ou religieuses antagonistes de la tradition européenne (voir notamment les articles »Inde«, »Islam et monde islamique«, »Orientalisme«). Grâce aux médias modernes (voir »Cinéma«, »Bande dessinée«, etc.), le médiévalisme est devenu un phénomène planétaire, mais il n’est pas pour autant homogène ni universellement consensuel.

Un autre point très positif est, par-delà tous les objets, personnages, genres, thèmes qui fournissent le plus grand nombre des entrées, la place importante qui est dévolue aux notions et aux concepts; non seulement, je l’ai dit, le vocabulaire est scruté avec soin, mais les efforts de conceptualisation situent précisément le médiévalisme dans l’ensemble de nos pratiques et valeurs culturelles et sociales: le lecteur est ainsi invité à réfléchir à »Authenticité«, »Historiographie«, »Masculinité«, »Passé«, »Postapocalyptique«, »Progressisme«, »Reconstitution«, etc., soit autant d’articles pleins de nuances qui convainquent de la relativité des savoirs et de la légitimité des modes multiples et parfois contradictoires d’appropriation du passé (en l’occurrence du passé médiéval). Cette diversité est la preuve manifeste que l’histoire est un bien commun; non seulement ce bien n’appartient pas qu’aux historiens, mais ces derniers, loin d’être les seuls à contribuer à sa constitution, y puisent en retour, consciemment ou non, une partie de leur inspiration, lui empruntent certaines des questions qu’ils se posent et y découvrent des voies et des champs d’exploration inédits. Ainsi, la question centrale du partage entre les contraintes de l’historien et la liberté de l’artiste (romancier, poète, cinéaste, auteur de série ou de jeu vidéo, etc.), court tout au long du dictionnaire et reçoit, plus ou moins explicitement et par-delà l’homogénéité, sans uniformité, des points de vue, des réponses variables selon les sensibilités et les domaines d’intérêts. Il me semble même que ce sont les jeunes spécialistes de »littérature médiévale« qui se montrent les plus ouverts à une sorte de complicité et de convergence entre leur propre imaginaire et celui des textes médiévaux qu’ils fréquentent quotidiennement. Décidément, si le positivisme semble avoir parfois encore de beaux restes, un livre collectif, interdisciplinaire et plein de jeunesse comme celui-ci devrait suffire à les balayer définitivement.

1 Ces questions sont d’une grande actualité, comme le démontre la parution récente d’un autre ouvrage collectif, dont le titre traduit bien l’inquiétude que peuvent inspirer les usages du passé: Laurent Gervereau (dir.), Fake Moyen Âge! ou comment le Moyen Âge est imaginé à travers les films, la bande dessinée, les jeux vidéo, la pop culture …, Argentat-sur-Dordogne 2022 (Terrist: ouvrir les yeux et la pensée). Plusieurs auteurs ont écrit dans les deux ouvrages.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Claude Schmitt, Rezension von/compte rendu de: Anne Besson, William Blanc, Vincent Ferré (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire. Le médiévalisme, hier et aujourd'hui, Paris (Vendémiaire) 2022, 464 p. (Collection Dictionnaires), ISBN 978-2-36358-389-5, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94505