Ce livre se propose d’étudier les différentes facettes de l’image des femmes dans la production littéraire de la cour de Bourgogne-Habsbourg jusqu’au premier XVIe siècle. Il ambitionne plus précisément d'analyser les représentations et les valeurs que leur associe le milieu curial dont la littérature est le miroir. L’ensemble est coordonné par une équipe de littéraires médiévistes très actifs et bien connus que sont Jean Devaux, Matthieu Marchal et la regrettée Alexandra Vellisariou. Le volume est dédié à sa mémoire.
Trois parties structurent l’ouvrage. La première porte sur la diversité des visages de femmes dans des œuvres aussi variées que les chroniques, la poésie courtoise et ludique, et les récits de voyage. Des femmes bibliophiles y sont aussi abordées. Vient ensuite une seconde partie centrée sur les réécritures en prose et donc sur les remaniements de portraits féminins lors du passage vers la prose, dont notamment les modifications des sentiments féminins qui s’opèrent dans plusieurs textes. La dernière partie se focalise sur la nouvelle et le roman bourguignons, et ausculte la tension qui existe, au sein des portraits féminins, entre une dimension facétieuse, voire grivoise, et une autre vertueuse et donc valorisante.
L’ouvrage rassemble des chercheurs et chercheuses spécialistes à la fois de littérature tardo-médiévale, de son impact sur la cour de Bourgogne et sur la politique des ducs, et, bien sûr, de »gender studies«. Jean Devaux s’intéresse aux figures de l’»Honneur femenin« (p. 17–38), alors qu’Éric Bousmar porte son regard sur les femmes dans l’œuvre, encore peu étudiée, de Philippe Bouton (p. 39–64). Alexandra Velissariou aborde la place des femmes dans les récits de pèlerinage (p. 65–77). Alain Marchandisse étudie l’image de la reine de France Isabeau à la cour de Bourgogne (p. 77–89). Madeleine Jeay s’intéresse au rôle des femmes dans les tournois et pas d’armes (p. 91–104), tandis que Catherine Dhérent repère les manuscrits des collections de la bibliothèque municipale de Lille ayant appartenu à des femmes (p. 105–122).
Plusieurs auteurs et autrices se concentrent sur une œuvre en particulier: Paola Cifarelli étudie la mise en prose de »Ciperis de Vignevaux« (p. 125–136) et Caroline Cazanave celle d’»Huon de Bordeaux« (p. 137–150); Marie-Madeleine Castellani examine le »Florimont bourguignon« (p. 151–165), Matthieu Marchal la »Vraye histoire de la Belle Flourence de Romme« (p. 167–194), Rosalind Brown-Grant la mise en prose bourguignonne de »Florence de Rome« (p. 195–213), Marielle Lavenus l’»Histoire de Gérard de Nevers« (p. 215–229), Nelly Labère le »Jehan de Saintré« (p. 269–283) et Grace Baillet l’»Histoire d’Apollonius de Tyr« (p. 285–299). »Les Cent Nouvelles nouvelles« sont souvent convoquées, comme par exemple chez Tovi Bibring (p. 233–245), Catherine Emerson (p. 247–255) et Brînduşa Grigoriu (p. 257–267), qui toutes trois accordent à cette oeuvre une place de choix. Le »Roman de Perceforest« n’est lui non plus pas en reste, puisqu’il fait l’objet de deux études spécifiques chez Christine Ferlampin-Acher (p. 301–314) et Elena Koroleva (p. 315–326).
L’ouvrage s’éloigne du genre des panégyriques et de la littérature de circonstance, stricto sensu, qui mettent en évidence les figures féminines de la dynastie de Bourgogne, domaine bien étudié il est vrai. Il agrandit en réalité la focale pour envisager tout le spectre des œuvres bourguignonnes.
S’il ne néglige pas, bien sûr, les potentielles »stratégies politiques« propres à cette littérature, il se concentre plutôt sur ce qu’il conviendrait d’appeler la construction d’un ethos curial féminin, sorte de matière sous-terraine – souvent appelée symbolique – qui permet d’expliquer, pour une large part, les actions des membres de la cour. Dans ce contexte, quels rôles jouent les clichés curiaux sur les femmes? Comment ceux-ci sont-ils transformés, voire subvertis? Émergent plusieurs archétypes: la figure de la preuse, forte, revendicatrice, voire révolutionnaire; de la sage vertueuse qui s'impose par la finesse de l’esprit et par la rectitude morale; et bien sûr de la sainte qui lie le monde à Dieu.
Tous ces motifs font en quelque sorte écho à la valorisation des femmes que l’on observe tout en haut de la hiérarchie politique curiale bourguignonne et qui résulte d’une conjoncture propre à la période. En effet, de la seconde moitié du XVe siècle au premier XVIe siècle, grosso modo, les anciens Pays-Bas sont caractérisés par un gouvernement effectif et régulier des femmes: Isabelle de Portugal assumant la lieutenance des pays en l’absence de Philippe le Bon; Marguerite d’York faisant de même dans l’urgence de l’année 1477; Marie de Bourgogne mobilisant le stéréotype de la pucelle en détresse afin de pousser les nobles bourguignons à lui rester fidèles; les gouvernantes générales du XVIe siècle, enfin, représentantes d’un pouvoir féminin dynastique et princier institué, Marie de Hongrie et Marguerite de Parme, bien sûr, et surtout Marguerite d’Autriche, figure souveraine quasi égale à celle de son frère Philippe le Beau, et dont le succès diplomatique de 1529, lors de la paix des Dames, révèle probablement un acmé du pouvoir féminin dans les anciens Pays-Bas.
Ceci dit, il serait faux d’avancer que la littérature bourguignonne ne présente que des femmes positives, fortes, voire émancipées. Le motif de la procréation, au cœur de l’habitus nobiliaire, c’est-à-dire celui de l’impérieuse nécessité de transmettre le sang noble, ses qualités supposées et les droits et pouvoirs qu’il charrie, passe évidemment par la femme dont le rôle de reproductrice et de vaisseau, souvent passif, est souligné. Femme et sexualité forment bien sûr un binôme récurrent, prompt à créer des scènes grossières à destination avant tout d’un public masculin. En outre, les différentes formes prises par la violence faite aux femmes (mariage forcé, viol, inceste) sont très présentes. Les archétypes féminins peuvent aussi donner à voir une femme rusée, trompant les hommes, sorte de pendant humain du personnage de Renard. Ainsi, c’est tout un panel de traits propres à une misogynie ordinaire qui se dégage aux côtés des figures lumineuses des preuses, des sages et des saintes.
Ce volume révèle donc au lecteur que l’image de la femme à la cour de Bourgogne est riche et nuancée, oscillant entre différents archétypes, variant en fonction des œuvres et de leurs modèles, des intentions des auteurs et de leurs commanditaires, et plus généralement de ce magma d’affects et d’idées qui constitue la cour de Bourgogne-Habsbourg.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jonathan Dumont, Rezension von/compte rendu de: Jean Devaux, Matthieu Marchal, Alexandra Velissariou (dir.), Visages de femmes dans la littérature bourguignonne (XIVe–XVIe siècles), Villeneuve d’Ascq (Presses de l’université de Lille) 2021, 341 p. (Bien dire et bien aprandre, 36), ISBN 978-2-907301-23-7, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94513