Notons d’emblée la grande originalité de ce livre. L’aptitude des hommes à s’associer est au cœur du questionnement de l’ouvrage, qui examine le fait associatif du haut Moyen Âge au XVIe siècle, soit l’émergence des communs au début de la suprématie des marchés. Car c’est en effet au Moyen Âge que cet »associatisme« a été un fait social et politique majeur. L’auteur choisit d’explorer, dans cette synthèse prolixe et fouillée, toutes les formes d’association expérimentées par les hommes et les femmes du millénaire médiéval. C’est un questionnement sur l’économie sociale et solidaire (ESS) qui a poussé Jean-François Draperi, géographe et sociologue, a effectuer cette recherche approfondie. La quatrième de couverture cible le lectorat de l’ouvrage – celles et ceux qui questionnent les excès de l’économie marchande et les fondements du capitalisme ainsi que celles et ceux qui entendent que les actes économiques et sociaux ne vont pas sans éthique responsable – et place ainsi l’enquête au cœur d’une urgence planétaire. Comme le souligne Catherine Vincent dans la préface qu’elle consacre à l’ouvrage, voir que les recherches des médiévistes nourrissent la part réflexive des débats les plus impératifs et nécessaires de notre société contemporaine est heureux et réjouissant pour les historiens.

Le parallèle entre le fait associatif médiéval et les alternatives à l’économie capitaliste que représentent les coopératives de production, les associations et les sociétés mutualistes contemporaines, est posé d’emblée par l’auteur, en nuance et avec précaution néanmoins. Il s’agit de mener les interrogations de façon posée. L’économie médiévale est une économie marchande en ce qu’elle est fondée sur l’échange. Est-elle fondamentalement collective, en ce qu’elle s’appuie sur de nombreuses formes associatives? La société médiévale européenne semble en effet privilégier l’association comme mode d’organisation sociale, économique et politique: monastères, ghildes marchandes, métiers, paroisses, communes, chartes des libertés, confréries, gouvernements urbains collégiaux, universités, autant de formes de l’universitas, qui tissent les liens communautaires et permettent l’échange. Ces formes associatives sont méthodiquement listées et analysées par Jean-François Draperi. Le parcours qu’il nous offre est fondé sur de très nombreuses lectures, dont l’auteur rend compte avec détail. Il fait se côtoyer les grands classiques de l’histoire médiévale (G. Duby, J. Le Goff, F. Braudel, R. Fossier), les recherches les plus neuves sur le travail, son organisation et la croissance (M. Arnoux, Ph. Bernardi), l’économie franciscaine (G. Todeschini), la notion d’universitas (P. Michaud-Quentin) et les thèses récentes sur l’économie médiévale, avec les grands noms de la pensée de l’économie sociale (Proudhon, Marx, Fourier) et les chercheurs spécialistes de l’économie coopérative (B. Webb, Ch. Gide, H. Desroche, J. Gaumont, etc.). Les références ainsi mobilisées sont riches et diversifiées, et sans sectarisme.

L’exploration commence par le rappel en introduction des grandes inflexions de l’histoire de l’association et place la loi Le Chapelier (1791), abolissant les monopoles exercés par les associations de métiers, dans l’histoire longue. L’auteur examine les fondements de ce qui constitue l’association médiévale (partie I) en rappelant ce qu’est la personne morale, en définissant l’universitas, et en montrant l’importance du serment, qui engage les membres à parité. Jean-François Draperi construit ensuite un parcours qui débute avec les groupements communautaires monastiques et leur économie spécifique (partie II), poursuit avec les associations de métiers, les confréries et les hôpitaux (partie III), dessine alors les contours des territoires démocratiques locaux que sont les assemblées d’habitants, les villes et les expériences médiévales de quasi-républiques, en mettant en avant la question des droits d’usages et des biens communs, en s’attardant sur la terminologie du bien commun et en soulignant le bouleversement économique et social que constitue la »Renaissance du XIIe siècle« (partie IV). Les dernières parties du livre s’attachent à appréhender la philosophe médiévale sur la réflexion coopérative, s’arrêtent sur les intellectuels qui ont pensé les valeurs du commun et sur l’organisation de l’université comme un métier (partie V), puis s’achèvent sur la naissance du capitalisme à partir du XIVe siècle avec la fermeture des métiers et l’apparition de l’entrepreneur individualiste (partie VI).

À chaque étape de son raisonnement et de son chemin, Jean-François Draperi prend soin de souligner les parallèles et les différences entre l’économie associative médiévale et l’économie sociale contemporaine. Néanmoins, affirme-t-il, l’économie sociale d’aujourd’hui est l’expression contemporaine d’un associatisme millénaire: tel est l’aboutissement de l’enquête de l’auteur, qui ressaisit sous un angle particulièrement pertinent ce long Moyen Âge. Une longue conclusion revient sur l’ambition sociétale globale qu’est l’associatisme médiéval, fondé sur l’amitié, l’horizontalité des rapports entre ses membres et l’entraide, et un idéal chrétien. L’auteur met alors en avant la notion d’utopie. C’est dans cette utopie – s’associer de manière volontaire, égalitaire et solidaire et participer pleinement à la vie sociale – que les rapprochements entre période médiévale et période contemporaine lui semblent féconds et que l’héritage médiéval est sans doute le plus fructueux. La place des valeurs dans la vie sociale et l’organisation économique est ainsi la question fondamentale que lègue la période médiévale à qui prend la peine de la regarder.

L’objectif de l’ouvrage est d’ouvrir une focale sur le modèle social et économique qu’a été le Moyen Âge européen, avant sa transformation sur un mode capitaliste, avec la Renaissance. Il entend montrer comment un détour par l’histoire, fut-il étonnant autant qu’ardu à effectuer, éclaire, renouvelle, ravive la pensée sur l’économie sociale contemporaine. L’ouvrage de Jean-François Draperi est vigoureusement salutaire en ce qu’il rappelle à quoi sert l’histoire.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie Bouhaïk-Gironès, Rezension von/compte rendu de: Jean-François Draperi, Le fait associatif dans l’Occident médiéval. De l’émergence des communs à la suprématie des marchés, Lormont (Le Bord de l’Eau) 2021, 400 p. (L’histoire des brèches), ISBN 978-2-35687-820-5, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94514