Ce n’est pas une tâche aisée d’effectuer la recension d’un ouvrage relatif à un sujet qu’on a soi-même approché, de près ou de loin, pendant les trois dernières décennies (merci aux quelques auteurs de ce volume qui ont bien voulu s’en souvenir malgré l’utilisation de la langue française dans mes publications!). Les contributions de ce volume ont été présentées, discutées et élaborées au cours d’un atelier tenu à Vienne en mai 2017, prolongé par une deuxième rencontre à Poitiers en octobre 2018, à paraître dans les »Cahiers de civilisation médiévale«.
Plutôt que de donner ici la liste des contributions et de leurs auteurs, aisément accessibles sur le site de Brepols, il m’a paru plus intéressant de mettre en valeur certains points, de poser quelques questions et d’avancer quelques pistes de recherche.
La longue introduction des éditeurs de ce volume (»Institutions, Identities, and the Realisation of Reform«) met en exergue les avancées de la recherche sur les communautés monastiques et canoniales présentées dans ce volume (en quatre parties: »Origins«, »Old Norms, New Boundaries«, »Reception and Reflection«, »Reform in Practice«) quant à la définition des identités (monastique et canoniale), le réexamen des textes et la prise en compte de textes jusque-là négligés, l’attention apportée aux initiatives locales dans le processus de réforme et l’étude des sources commentant les textes produits ou utilisés par les réformateurs (règle de saint Benoît, »Institutio canonicorum«). En guise d’introduction aussi Charles Mériaux fait le bilan historiographique des recherches antérieures effectuées depuis les travaux fondateurs de Josef Semmler, pendant les trois dernières décennies du XXe siècle, sur les écrits réformateurs et issus de la réforme, la réception de la réforme et les relations entre le monachisme et la société.
Les quatorze autres contributions de ce volume sont fondées sur de nouvelles analyses des sources, presque exclusivement écrites, avec trop peu de référence, à mon sens, aux données archéologiques, et font aussi preuve d’une volonté manifeste de se démarquer des recherches antérieures, notamment de celles de Josef Semmler, ce qui induit des articles dont on ne peut qu’admirer l’érudition, mais dont les conclusions sont souvent contradictoires.
Il convient de souligner préalablement que c’est surtout le clergé canonial qui fait l’objet de ce livre, tant la définition de son statut et de son rôle dans l’Église est problématique.
En ce qui concerne les premières et rares occurrences du terme canonicus à l’époque mérovingienne, et seulement au VIe siècle, il me semble que la contribution de Sebastian Scholz (p. 49–58) clôt intelligemment le débat: rappelant que Rudolf Schieffer avait précisé qu’il ne pouvait s’agir d’une communauté reposant sur une norme écrite mais seulement d’une communauté créée par la célébration quotidienne du culte en commun, S. Scholz montre que lorsque les sources font état d’une Vita communis, elles ne font pas mention de canonici et que donc le terme ne semble désigner que des clercs inscrits sur des registres et entretenus par l’évêque, ce dont la mensa canonicorum est un aspect.
Pour l’époque carolingienne, ce problème de définition semble crucial, mais on peut légitimement se demander s’il était réellement celui des ecclésiastiques de l’entourage de l’empereur et de l’empereur lui-même ou s’il a pris naissance parmi les chercheurs modernes, interpelés par l’apparente fluidité et imprécision du terme canonici et son utilisation indifférenciée dans les sources normatives avec le terme clerici, comme dans la règle de Chrodegang qui emploie davantage le mot clericus que le mot canonicus (36 fois clericus, 24 fois canonicus y compris pour qualifier l’ordo et même une fois vita clericorum canonicorum au § 34) et même l’»Institutio canonicorum« (171 mentions de clerici contre 33 mentions de canonici) [comptage effectué par mes soins]. Dans son remarquable article, pour définir ce qu’était un canonicus, Émilie Kurdziel montre bien l’équivalence des deux termes dans les textes normatifs et conclut à la nouveauté de la réforme commencée dès les années 740 qui impose aux canonici la vie commune alliée à la performance de l’office divin, ce qui a induit des changements architecturaux et urbains; pour elle l’histoire des effets de cette réforme reste encore à écrire. On ne peut que souscrire à cette remarque même si des travaux historiques (ceux de Thomas Schilp par exemple) et archéologiques (dont fait état le récent livre de F. Heber-Suffrin et C. Sapin sur l’architecture carolingienne) peuvent fournir des données qu’il conviendrait de davantage confronter aux sources écrites.
Malgré la qualité des contributions (dont les dernières axées sur la liturgie apportent des éclairages nouveaux), on doit regretter que l’atelier tenu à Vienne n’ait pas, semble-t-il, donné lieu à de véritables discussions sur les textes et n’aboutisse pas à une synthèse, qui certes ne pourrait être que provisoire, mais pourrait faire avancer notre connaissance de cette période de réformes en discutant des motivations de ces dernières, des contextes des prises de décisions, des effets de celles-ci, etc. Bref, une véritable réflexion commune aboutissant à un livre à plusieurs mains, aurait été plus efficace que la juxtaposition d’articles, certes de qualité, qui, tout en utilisant les mêmes sources (à de rares exception près comme l’article d’Albrecht Diem qui étudie un texte méconnu, le »Memorial qualiter«, et l’article de Cinzia Grifoni sur le »De Institutione clericorum« de Hraban Maur) aboutissent à des conclusions parfois contradictoires.
De ces questions controversées, je prendrai, faute de place, seulement deux exemples.
Pour répondre à la question de la différenciation vs confusion entre les moines et les chanoines à l’époque carolingienne, les contributeurs utilisent souvent les mêmes textes, traduits ou interprétés différemment. C’est le cas, en particulier, de la lettre d’Alcuin de 802 (qui a déjà fait couler beaucoup d’encre!), faisant état d’un »troisième grade« et de la remarque d’Amalaire disant que nostra ecclesia habet separatim degentes in contemplativa vita, ut sunt monachi, et habet separatim morantes in activa vita, ut sunt canonici, et habet mixtim hos qui in contemplativa vita degunt et qui in activa. Traduisant (avec raison je crois) cette dernière partie de la citation, par »a mix of those who live a contemplative life and those devoted to an active life«, Brigitte Meijns souligne qu’il n’y a pas de confusion ni de crise dans l’Église carolingienne à ce propos mais seulement une volonté des autorités ecclésiastiques d’imposer un choix entre les deux modes de vie. En revanche, pour Stephen Ling, qui interprète cette citation en la traduisant par »there are those who mix these ways living contemplative and active life«, Alcuin et Amalaire partagent la même vision tripartite de la vie communautaire et la troisième catégorie décrite par Amalaire est celle de ceux qui mélangent les deux modes de vie. Pour lui par conséquent, les réformes de 816/817 expriment la condamnation de ce mode de vie mixte.
L’autre question sensible est celle du public visé par l’»Institutio canonicorum«. Rutger Kramer et Veronika Wieser avancent des arguments très convaincants pour affirmer que celui-ci a été écrit pour les évêques, responsables des communautés de chanoines et non pour les communautés elles-mêmes. Émilie Kurdziel encore, fait le point sur les différentes approches de ce public dans l’historiographie: la position traditionnelle qui veut que l’»Institutio canonicorum« ne concerne que le clergé des cathédrales, une conception plus élargie qui la pense applicable aux communautés de clercs, rurales comme urbaines, alors que d’aucuns la pensent inapplicable aux Eigenkirchen; elle plaide donc pour une analyse sémantique serrée des termes employés dans les sources normatives, la prise en compte de la distinction entre les écrits émanant de l’empereur et de son entourage et les canons des conciles régionaux qui peuvent refléter des conceptions locales, autant de chantiers qui, selon moi, auraient pu bénéficier d’un travail d’équipe, alliant linguistes, historiens et liturgistes et même archéologues.
Par souci d’exhaustivité, il faudrait évoquer aussi les quelques contributions consacrées aux religieuses (sanctimoniales), aux moines, parmi lesquels on compte de plus en plus de nombreux clercs, et au cas particulier, bien remis dans son contexte par Ingrid Rembold, de la réforme monastique imposée aux religieux de Saint-Denis, mais je me contenterai de conseiller la lecture passionnante, quoique parfois déroutante, de ce recueil d’articles.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michèle Gaillard, Rezension von/compte rendu de: Emilie Kurdziel, Graeme Ward, Rutger Kramer (ed.), Monastic Communities and Canonical Clergy in the Carolingian World (780–840). Categorizing the Church, Turnhout (Brepols) 2022, 475 p., 4 fig. (Medieval Monastic Studies, 8), ISBN 978-2-503-57935-1, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94530