Bien que souvent cité dans l’historiographie de la Hanse, le livre de comptes du marchand Johan Pyre, actif à Danzig dans la première moitié du XVe siècle, n’avait encore jamais été édité dans son intégralité. C’est désormais chose faite avec le livre issu de la thèse d’Anna Paulina Orłowska, publié en deux volumes dans la série des »Quellen und Darstellungen zur hansischen Geschichte«. Le public intéressé par l’histoire des techniques commerciales y trouvera non seulement une édition critique d’une grande qualité, mais aussi une étude minutieuse de ce manuscrit, qui rend justice à la richesse des informations qu’il livre sur le fonctionnement du commerce hanséatique à la fin du Moyen Âge.

Personnage intéressant que ce Johan Pyre! Resté célibataire, il semble avoir été dépourvu de toute relation familiale dans sa ville de Danzig, où il ne s’établit qu’à l’âge d’environ 20 ans, vers 1421. Bien qu’il dût y posséder une maison – sans quoi il n’aurait pu obtenir le droit de bourgeoisie –, il préférait résider dans une chambre louée à son ami Johannes van dem Hagen, peut-être en raison de sa situation avantageuse sur l’une des artères les plus prestigieuses de la ville. Cela suffit à en faire un contrepoint utile à la thèse encore très répandue selon laquelle le commerce hanséatique reposerait en grande partie sur des entreprises familiales. Pour le reste, le »Handelsbuch« de Johan Pyre livre une vue très riche de l’activité d’un marchand ordinaire, bien entouré d’amis et de collègues, et qui mena une carrière sans accrocs ni éclats: d’un personnage bien plus représentatif en somme que son quasi-contemporain Hildebrand Veckinchusen, dont le destin fut marqué par une très atypique »société vénitienne« qui finit par le ruiner1.

Le plan de l’étude est assez classique. Après un court chapitre introductif, le chapitre 2 présente la source et son auteur. Le chapitre 3, consacré aux aspects monétaires, recense les devises et les différentes formes de crédit mentionnées dans le livre de comptes. Le chapitre 4, dédié aux »activités commerciales« (Handelsgeschäfte), comporte une analyse des différents types de sociétés de commerce utilisées et une présentation des produits échangés. Le chapitre 5 s’intéresse aux partenaires et aux contacts commerciaux du marchand à Danzig et ailleurs. L’ensemble comprend enfin des annexes assez fournies, parmi lesquelles on citera en particulier un très précieux glossaire expliquant en détail les nombreux termes techniques (types de fourrures, d’étoffes, indications de qualité …) employés dans le livre de comptes.

Tout au long de l’analyse, l’autrice s’emploie à comparer, avec rigueur et minutie, les observations faites sur le manuscrit avec l’état de la recherche. Chaque élément relevé dans le livre de comptes (devise, marchandise, type d’association entre marchands …) donne lieu à une présentation détaillée des connaissances et des débats, qui prend en compte non seulement l’importante tradition historiographique allemande sur la Hanse, mais aussi ses récents enrichissements par la recherche polonophone ainsi que certains travaux d’historiens russes. Les débats sur une hypothétique »arriération« des techniques commerciales de la Hanse (par rapport à celles des grandes firmes d’Italie ou d’Allemagne du Sud) sont discutés avec une grande clarté, que ce soit en lien avec les techniques de comptabilité (p. 26–32) ou à propos de la question de l’hostilité supposée des Hanséates au crédit (p. 74–75). L’autrice démontre ainsi que Johan Pyre, loin de se tenir à des méthodes de comptabilité qu’il est de bon ton de qualifier de rudimentaires – en leur opposant la sophistication de la partie double italienne –, expérimente sans cesse et n’hésite pas à adapter, avec pragmatisme, sa manière de tenir les comptes (p. 34–43).

Cette comparaison systématique du particulier avec les tendances générales permet tantôt de corroborer nos connaissances, tantôt de les affiner et de les nuancer. Ainsi, le commerce de Johan Pyre est classiquement hanséatique dans la mesure où il repose sur la mise en relation des marchés de l’Europe occidentale (Angleterre, Flandre, Pays-Bas) et orientale (Riga, Vilnius), même s’il semble parfois emprunter des routes commerciales peu connues et étudiées par la recherche. Comme de nombreux Hanséates, les marchandises qu’il manipule sont d’une grande variété, même s’il semble se concentrer sur certains produits comme les fourrures, les étoffes et la cire, au détriment d’autres biens couramment échangés par les marchands allemands: le vin, le hareng ou le bois apparaissent par exemple assez rarement dans ses comptes (p. 109). À propos des sociétés de commerce, A. P. Orłowska observe que le modèle classique de la wedderlegginge ne correspond que partiellement aux activités de Johan Pyre: non seulement celui-ci n’utilise pas beaucoup ce type de société (qui repose sur une répartition des tâches entre un socius dormiens qui fournit la majorité du capital et un socius tractans chargé de le faire fructifier à l’étranger), mais il y prend régulièrement une part active, ne se cantonnant donc pas à son rôle de socius dormiens (p. 95). Ces observations rappellent que ces formes d’association, loin de constituer des cadres rigides, sont en constante évolution et souffrent bien des adaptations.

S’agissant des contacts commerciaux de Johan Pyre, A. P. Orłowska tient compte des récents renouvellements que les travaux inspirés de la »nouvelle économie institutionnelle« ont apportés à l’étude des réseaux des marchands hanséates, mais constate que son manuscrit se prête plutôt à une analyse qualitative des relations du marchand de Danzig avec certains de ses partenaires privilégiés (p. 213–214): tant mieux, car ce parti pris la préserve de l’un des principaux écueils des analyses quantitatives qui ont prévalu au cours des deux dernières décennies, à savoir le risque d’aplanir les relations d’amitié, de famille, de travail, etc., sans saisir la profonde spécificité de chacune d’entre elles. Une attention particulière est donc portée à deux des partenaires les plus importants et durables de Pyre: les Danzigois Hans Bekker et Johannes van dem Hagen. Suit une présentation de certains de ses nombreux contacts en Flandre, en Angleterre et en Hollande, et surtout une analyse détaillée de ses denses relations avec les milieux marchands de Riga, pour laquelle les données du livre de comptes ont été complétées par des dépouillements dans les archives d’État de Lettonie (p. 289–327). Pyre commerçait aussi régulièrement avec la Lituanie et était en contact avec plusieurs marchands de Vilnius, ce qui ne l’empêchait pas, à l’instar de nombreux autres marchands prussiens, d’entretenir des relations régulières avec l’ordre Teutonique.

Pour finir, quelques mots de l’édition, qui occupe le deuxième volume de cet ouvrage. Si elle ne rend pas compte de l’ensemble de l’activité de Johan Pyre – puisque le livre de comptes renvoie plusieurs fois à un second livre non conservé –, elle occupe tout de même près de 200 pages et répond au plus haut point aux exigences scientifiques actuelles. Introduite par une description détaillée du manuscrit, elle est complétée d’un index, d’une table de concordance des différentes paginations en usage dans l’historiographie, ainsi que de quelques fac-similés qui illustrent bien la dimension éminemment pragmatique de ce livre de comptes: les entrées obsolètes sont barrées, et des lettres ont parfois été insérées et collées au fil des pages.

Tous ces éléments facilitent grandement la compréhension et la navigation dans le texte et contribuent à faire de ce livre non seulement une remarquable étude de cas sur le commerce hanséatique, mais surtout un outil précieux en vue de comparaisons futures avec les autres livres de comptes bas-allemands de la fin du Moyen Âge.

1 Voir notamment Michail P. Lesnikov, Walter Stark (éd.), Die Handelsbücher des Hildebrand Veckinchusen: Kontobücher und übrige Manuale, Cologne 2013 (Quellen und Darstellungen zur hansischen Geschichte. Neue Folge, 67).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Tobias Boestad, Rezension von/compte rendu de: Anna Paulina Orłowska, Johan Pyre. Ein Kaufmann und sein Handelsbuch im spätmittelalterlichen Danzig. Band I: Darstellung, Band II: Edition, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 712 S., 70 Abb. (Quellen und Darstellungen zur hansischen Geschichte, 77,1; 77,2), ISBN 978-3-412-51723-6, EUR 110,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94540