Fruit de la rencontre qui s’est tenue les 27–29 septembre 2019 à la Maison française d’Oxford sur le thème du rapport des femmes et de la violence dans le monde méditerranéen, ce recueil rassemble onze contributions auxquelles s’ajoutent une introduction rédigée par les trois organisateurs et éditeurs, Lidia L. Zanetti Domingues, Lorenzo Caravaggi et Giulia M. Paoletti, et une conclusion confiée à Annick Peters-Custot, qui prolonge le problème jusqu’à nos jours. Un index des noms et des lieux permet de mesurer l’ampleur de l’aire géographique qui embrasse le pourtour méditerranéen, de l’Espagne à l’Arménie, avec plusieurs communications sur la péninsule italienne, et comprend le monde byzantin et les états islamiques, ce qui est assez rare pour être souligné: dans cette étude sur la place des femmes dans la violence, la Méditerranée n’est donc plus conçue seulement comme un lieu d’échanges économiques, mais comme un ensemble social et culturel. Les sources et la bibliographie sont soigneusement répertoriées. Elles ne se limitent pas aux données archivistiques, mais incluent les sources littéraires ou hagiographiques.
La démonstration se déroule en trois parties: la première est consacrée aux femmes dans la guerre, avec quatre communications (Maximilian Lau, Nina Soleymani Maid, Alberto Luongo, Lucie Arrighi); la deuxième porte sur la place des femmes dans les cours criminelles, en particulier dans les cas de viol comme le montrent Carol Lansing à Bologne au XIIIe siècle ou Nina Krslianin, sur les droits qui leur sont reconnus, par exemple en Sicile d’après la législation et les transformations juridiques étudiées par Philippa Byrne; enfin, la troisième partie analyse la place des femmes dans la violence, en posant la question de l’existence et des modalités d’une violence féminine comme le montrent pour Byzance Élisabeth Malamut en traitant de la parrhèsia et Stephanie Novasio à propos de différents crimes soi-disant réservés aux femmes comme l’avortement ou l’infanticide, ou encore Joseph Figliulo-Rosswurm pour la Toscane, tandis que Loek Lutten revient sur les femmes victimes de violences extrêmes en Italie centrale.
Ces communications traitent donc des violences faites aux femmes, mais également des femmes violentes qui détiennent le pouvoir et que magnifie la littérature (épopée et roman) ainsi que des femmes criminelles du monde ordinaire. Elles ne se bornent pas à développer une historiographie traditionnelle qui ferait exclusivement de la femme une victime et une médiatrice de paix. Certes, les femmes peuvent l’être, mais leur rôle ne les place pas en marge des actions violentes. Elles peuvent en être les acteurs, y compris lors des guerres seigneuriales que la vengeance anime. Il convient néanmoins, comme le suggèrent les communications, de distinguer leur rôle en tenant compte des différentes conditions sociales. Toutes n’ont pas une action visible dans l’espace public, sauf s’il s’agit de reines, de nobles ou de veuves de seigneurs éminents. Que penser alors des récits qui mettent en avant les exploits militaires des femmes ordinaires, comme c’est le cas dans plusieurs exemples empruntés à l’Italie communale? À Ancône, Sienne ou en Ombrie au XIIIe siècle, comme en Corse, l’intervention des femmes dans la guerre et dans les décisions politiques qui la préparent ne doit pas être considérée comme pure rhétorique de chroniqueurs ou de notaires qui rapportent les faits, d’autant que leurs récits ne sont pas vraiment favorables à l’action des femmes qu’ils jugent »contre-nature«. Autrement dit, en Méditerranée, les femmes ne sont pas exclues de la culture de guerre.
Peut-on aller plus loin encore et leur reconnaître une »voix«, la liberté de parler qui est une forme de violence et peut rapidement transgresser la place du genre dans la société? L’exemple byzantin, à travers le cas de Théodora, l’épouse de Justinien, montre que la liberté de parole des femmes, même s’il s’agit de l’impératrice, est l’objet de sévères critiques dès le milieu du VIe siècle. Cette parrhèsia ne convient pas aux femmes: le droit et en particulier la »Novelle 48« de Léon VI ont ainsi acté le rôle dévolu aux genres. Pour le sexe féminin, silence et pudeur doivent aller de pair. Néanmoins, les femmes ont continué à user de cette liberté de parole. Celles qui ont transmis de façon violente la voix de Dieu ont pu être écoutées, mais les autres, en particulier celles du peuple, mal connues, ont souvent vociféré en vain. La violence qui s’exprime par le cri mêlé d’injures fait pourtant partie de la stratégie féminine et peut propulser la femme devant les tribunaux. On regrettera ici que les travaux menés par Martine Charageat sur la parole des femmes en Aragon (leur »jactance«) n’aient pas été sollicités car ils appartiennent pleinement au domaine géographique considéré et ils auraient prolongé les belles conclusions de ce colloque.
De façon générale, le choix historiographique de limiter la réflexion au monde méditerranéen trouve ses limites. Une comparaison avec les pays occidentaux du nord de l’Europe aurait été bienvenue pour ne pas rester sur l’idée fausse d’une violence propre au monde méditerranéen où le code de l’honneur serait, dès l’époque médiévale, plus profondément enraciné qu’ailleurs. Cela tient aux limites historiographiques très visibles dans l’introduction du livre où, dans la bibliographie figurent presque exclusivement des ouvrages en langue anglaise, sans tenir compte des recherches menées depuis plus de trente ans sur le sujet en langue française, allemande et même italienne. Ce cloisonnement est finalement préjudiciable dans la mesure où les études de cas contenues dans ce colloque auraient justement permis de poser une question essentielle: y a-t-il une spécificité méditerranéenne? La pratique de l’honneur, source de violence, serait-elle déjà exacerbée dans les pays du pourtour méditerranéen? À quel moment la place des femmes dans la violence se différencie-t-elle entre le nord et le sud de l’Europe? Or, en lisant ce livre, l’historien de l’Europe du Nord n’est pas dépaysé: les descriptions sont en parfaite harmonie avec ce qui a pu être étudié ailleurs. L’usage de la violence et des valeurs d’honneur dans le monde méditerranéen ne serait donc pas encore privilégié à l’époque médiévale et la chronologie de son repli en ces lieux reste à affiner.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claude Gauvard, Rezension von/compte rendu de: Giulia M. Paoletti, Lidia L. Zanetti Domingues, Lorenzo Caravaggi (ed.), Women and Violence in the Late Medieval Mediterranean, ca. 1100–1500, London, New York (Routledge) 2022, 238 p. (Studies in Medieval History and Culture), ISBN 978-0-367-56570-1, GBP 120,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94541