Dix ans plus tard … La disparition en mai 2010 du grand médiéviste que fut Claudio Leonardi n’a pas mis fin aux longues vagues des recherches qu’il avait fait naître. On a même l’impression que ces vagues, se dispersant de plus en plus loin, tracent un sillage de plus en plus puissant, et que l’on retrouve ses intuitions fulgurantes désormais bien établies en de nombreuses provinces de la médiévistique, qui les a assimilées et prises pour base de nouvelles avancées.
L’une de ces intuitions était l’importance du Moyen Âge latin pour la culture européenne actuelle et l’urgence qu’elle le comprenne pour se comprendre elle-même, dans la diversité de ses évolutions. C’est dans cet esprit que ses amis et collègues, dans la mouvance du doctorat de philologie et littérature latine médiévale de Florence dans les années 1980, ont voulu marquer l’anniversaire de sa disparition, en montrant combien son enseignement continue à animer les travaux qui perpétuent sa méthode et ses convictions, avec une vitalité qui ne diminue pas.
Les dix-huit contributions sont présentées dans un ordre chronologique qui se révèle en partie thématique, puisqu’il épouse les transformations et les évolutions de la culture européenne. On aurait pu les regrouper par disciplines, celles sur lesquelles Leonardi a fait porter le plus volontiers son attention critique et sa puissance de synthèse: la poésie, l’hagiographie, la mystique. Mais les barrières des genres sont insuffisantes à canaliser la diversité des phénomènes littéraires. On a donc plutôt un cheminement à travers la formation de l’Europe culturelle, tantôt avec des vues cavalières sur l’ensemble d’un genre, tantôt à partir de points de détail qui s’élargissent vers une problématique plus vaste.
Le parcours part de Grégoire le Grand, avec une réflexion de Francesco Santi sur la poésie dans les »Dialogues« (p. 3–19), et sa vision innovatrice où le potentiel poétique réside dans la signification universelle qu’acquiert l’individu dans son humanité; il montre les tensions de Grégoire pris entre l’idéologie chrétienne qui dans l’absolu rendrait la poésie inutile en absorbant la liberté de l’individu dans l’infini divin, et le besoin de rendre présente l’action de Dieu en chaque individu, à travers la narration hagiographique. Santi y voit le point de départ, encore tâtonnant, d’une poésie de la spiritualité.
Fractionner les événements pénibles (les conflits internes à l’église d’Angleterre) et masquer leur enchaînement en les dispersant en différents points de la narration, est un procédé de Bède dans son »Historia ecclesiastica« pour diminuer leur impact, comme le montre Lucia Castaldi (p. 21–37). Sa narration procède sur des plans parallèles et simultanés, selon les différentes provinces de l’île, ce qui l’oblige à de fréquents renvois internes. L’un de ceux-ci, mal interprété (au début de l’»Historia abbatum«, la leçon cujus supra meminimus abrégée, lue beatae memoriae dans l’archétype de la tradition), permet de dénouer une des crux de la tradition: la formule de renvoi ajoutée par Bède en marge a été mal replacée par le copiste, qui l’applique à Benoît Biscop et non à Agathon, auparavant cité par Bède bien avant qu’il ne soit pape. La compréhension des modes de rédaction de Bède permet d’attester la présence du futur pape en Angleterre, probablement comme légat apostolique pour défendre la primauté romaine. Comme quoi un problème d’ecdotique apparemment minuscule peut aider à éclaircir des épisodes historiques restés obscurs.
Angélome de Luxeuil, au début du IXe siècle, est pour Luigi Ricci le point de départ d’une abondante recherche stylistique sur la veine maniériste dans l’épistolographie (p. 39–91). Partant de l’époque tardo-antique et de Sidoine Apollinaire, il fait un tour d’horizon de cette tendance maniériste, surtout dans les lettres de dédicace, jusqu’à Aldhelm de Malmesbury et Boniface. Il détaille ensuite les sources directes d’Angélome pour ses propres préfaces à ses commentaires bibliques, en s’arrêtant spécialement sur Jonas de Bobbio et Aldhelme, filon irlandais et anglais pour ce moine d’un monastère colombanien, en montrant sa volonté d’élever stylistiquement ses préfaces selon ce modèle identitaire.
Francesco Stella rappelle la pensée de Claudio Leonardi sur la poésie et comment elle a influencé et accompagné sa propre recherche. La poésie carolingienne, ancrée sur l’école palatine et son ascèse culturelle très consciente de ses capacités rhétoriques, développe des expériences d’imagerie neuve fondées sur les méthodes exégétiques (p. 95–109). Sur l’exégèse aussi, porte l’étude de Rossana Guglielmetti, qui étudie les préfaces des auteurs conscients que l’exégèse prolonge dans le temps de l’histoire la révélation divine, et destinant leurs ouvrages à une élite politico-culturelle (p. 111–141).
Paolo Chiesa montre que l’histoire, par l’accent mis sur sa scansion et la périodisation proposée, mais aussi sur sa mise en forme linguistique, est une production littéraire qui devrait être analysée comme telle, dans toute sa richesse stylistique et formelle, témoin des intentions et conceptions des auteurs, et non seulement pour les faits relatés (p. 143–164).
L’abbaye bavaroise de Tegernsee au XIe siècle est le lieu d’expérimentations hardies où prennent naissance la lyrique amoureuse, l’osmose sociale et linguistique avec les futures littératures vernaculaires, comme le montre à partir de trois manuscrits d’une innovante liberté poétique Roberto Gamberini (p. 165–185). Jean-Yves Tilliette montre comment au XIIe siècle, confrontées à leurs pendants en langue française, les œuvres latines qui semblent présenter un aspect plus sécularisé (»Ysengrimus«, Joseph d’Exeter et »Dolopathos«) restent malgré tout orientées vers le sacré et porteuses d’une efficacité spirituelle (p. 187–204).
De nouveaux types de sainteté, toujours au XIIe siècle, sont mis en valeur par Antonella Degli Innocenti: volonté de réforme et contrôle des canonisations, liberté spirituelle des mystiques féminines, sainteté d’un laïc, Raniero de Pise (p. 187–218). Donatella Frioli fait un tour d’horizon complet de la culture cistercienne, de ses préoccupations philologiques et de son esthétique ascétique (p. 219–256).
Giuseppe Cremascoli souligne les transformations de la lexicographie, qui tout en conservant le principe de la derivatio nominis s’attache de plus en plus jusqu’au »Catholicon« à fournir des renseignements de type encyclopédique qui s’appuient sur toutes les sciences y compris la théologie (p. 257–270).
Comment saint François s’appuie sur des passages évangéliques (surtout johanniques) et la première épître de Pierre et les entrelace à sa propre pensée pour construire sa façon de suivre le Christ est mis en valeur par Stefano Brufani (p. 271–288). Emore Paoli montre les coïncidences doctrinales et rhétoriques qui rapprochent le pseudo-ovidien »De vetula« de l’œuvre de Roger Bacon; celui-ci aurait redessiné à sa propre image, dans le sens de la philosophie morale, la figure du poète antique, prétendument converti d’amours légères à l’amour des sciences (p. 289–307). Daniele Solvi apprécie dans le »Memoriale« d’Angèle de Foligno l’inaboutissement de la mise en forme qui permet d’entrevoir les problèmes des deux rédacteurs attachés à rendre cohérents des morceaux de témoignage à la limite du communicable (p. 309‑322). Mariarosa Cortesi détaille les efforts des humanistes pour éclaircir la littérature patristique grecque et latine, pour traduire, comprendre et assimiler son héritage (p. 323–359).
Enfin, les dernières participations reprennent des thématiques transversales: les mystiques du XIVe siècle (A. Bartolomei Romagnoli), l’historiographie du corps d’après Innocent III, au niveau médical et corporel (A. Paravicini Bagliani), et reviennent sur l’apport des nouvelles technologies mises au service de »Medioevo latino« selon la prévision prémonitoire de Claudio Leonardi et de son équipe (Silvia Pinelli).
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pascale Bourgain, Rezension von/compte rendu de: Agostino Paravicini Bagliani, Francesco Santi (a cura di), Medioevo latino e cultura europea. In ricordo di Claudio Leonardi, Firenze (SISMEL – Edizioni del Galluzzo) 2021, 436 p. (mediEVI, 32), ISBN 978-88-9290-082-0, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94542