L’ouvrage de Stanisław Rosik s’inscrit dans une longue tradition polonaise et allemande d’étude du paganisme slave ou plutôt, comme l’écrit l’auteur, de la »religion préchrétienne slave«. Cette étude est une traduction, par Anna Tyszkiewicz, d’une thèse de doctorat parue en 2000, intitulée »Interpretacja chrześcijańska religii pogańskich Słowian w świetle kronik niemieckich XI–XII wieku (Thietmar, Adam z Bremy, Helmold)«, mise à jour et agrémentée de nouvelles notes. S. Rosik entend ici renouveler l’approche historiographique de la religion des Slaves à travers une analyse qui s’appuie avant tout sur le contexte d’écriture des chroniques allemandes (p. 1–10). La formation intellectuelle de l’auteur, son expérience, ses objectifs dans l’écriture de la chronique ainsi que son environnement politique, culturel et social: autant d’éléments qui doivent être pris en compte lors de l’étude de la religion préchrétienne des Slaves. Les auteurs étudiés – Thietmar de Mersebourg († 1018), Adam de Brême († 1081/1085) et Helmold de Bosau († 1177) – dévouent en effet quelques passages cruciaux de leur chronique à la description de rites, croyances ou de la mythologie des Slaves païens entre l’Elbe et la Baltique (voir la carte p. X). Ces récits sont précieux, étant donné la rareté des informations sur ce sujet.

La question de la réalité d’une telle religion, de son application ou non à l’ensemble du monde slave, ainsi que celle de sa persistance historique ont donné lieu à maints débats dans l’historiographie, qui sont résumés au deuxième chapitre de l’ouvrage (p. 10–39). En effet, depuis la fin du XIXe siècle, les historiens ont abordé la religion slave d’un œil critique, même si les positions n’ont pas été unanimes, notamment autour de la transposition de l’imaginaire chrétien vers le paganisme, qualifié d’interpretatio christiana. C’est précisément cette question qui intéresse S. Rosik, qu’il définit comme »la conviction que les sources médiévales montrent une image d’une religion primaire donnée, à travers des images empruntées à la littérature chrétienne et antique, au lieu de montrer la réalité de cette religion« (p. 31). Le phénomène inverse, tout aussi important, existe: l’interpretatio slavica, c’est-à-dire la réception d’éléments chrétiens dans le paganisme slave.

Ces différents outils conceptuels, ainsi qu’une analyse terminologique poussée, forment l’essentiel de l’analyse de l’auteur. À travers trois imposants chapitres, chacun consacré à un chroniqueur, S. Rosik s’attache à opérer une analyse fine et nuancée des principaux extraits des chroniques. Chacun des trois chapitres principaux est construit de la même façon: une biographie situant l’auteur dans un ou plusieurs contextes, une analyse des passages évoquant la religion des Slaves païens et enfin une conclusion récapitulant l’image qui en ressort. Les sources étudiées sont soumises à un examen approfondi, à l’aide de différents outils: l’intertextualité, la terminologie, l’étymologie, l’archéologie, le comparatisme avec d’autres aires slaves, le tout dans une analyse au plus près du texte.

L’auteur a parfois recours à de longues démonstrations, où une interprétation nuancée ne permet que rarement de trancher de manière claire. S. Rosik préfère ne pas considérer ses objets d’études de manière binaire (la réalité ou non des descriptions des chroniqueurs), en montrant comment différentes images peuvent se superposer dans un même passage. Des références chrétiennes de l’auteur peuvent ainsi coexister avec des éléments de religion slave attestés dans d’autres sources.

Par exemple, l’existence du sanctuaire païen de Radogošč, tel que décrit par Thietmar (p. 93–145), a été remise en question dans l’historiographie. S. Rosik démontre qu’il s’agit bien d’un centre supra-tribal de la fédération des Liutici, bien que son caractère soit probablement davantage politique que religieux (p. 142). La même critique a été formulée à l’encontre de la description de Rethra par Adam de Brême, centre religieux supposé des Slaves de l’Elbe (p. 212–226). L’auteur se montre plus réservé ici: Rethra comme »siège de l’idolâtrie« s’oppose en fait à la métropole de Hambourg, d’où écrit Adam. Le stéréotype l’emporte ici sur l’image réelle de Rethra (p. 225). Enfin, chez Helmold de Bosau, l’île de Rügen est le plus grand sanctuaire des Slaves païens, mais aussi le dernier à succomber aux assauts des souverains chrétiens en 1168 (p. 355–368). Le culte de Svantevit, attesté sur l’île, semble montrer l’influence du monothéisme sur la religion des habitants de l’île, les Rans, qui aspiraient ainsi à créer une divinité suprême aux pouvoirs universels (p. 366).

Le polythéisme des Slaves, évoqué à plusieurs reprises, constitue une pomme de discorde depuis des générations: existait-il chez les anciens Slaves ou n’est-il qu’une création littéraire des chroniqueurs, voire même une importation du culte chrétien (p. 1–27)? La figure de Svarog permet de répondre en partie à la question (p. 106–125). Ce dieu, Svarog ou Svarožic (»petit Svarog«) apparaît aussi bien chez Thietmar que dans la »Chronique des Temps passés« ruthène (XIIe siècle). Or, présupposer l’absence de polythéisme chez les Slaves n’a pas de sens pour S. Rosik (p. 117). Bien que présenté comme »l’antithèse du Christ lui-même« chez Thietmar, on ne peut réduire Svarog à cette dimension littéraire (p. 109). À travers une perspective comparatiste, on peut le rattacher à une divinité solaire, liée au monde agraire (p. 118–120). Chez les Liutici, son émanation, Svarožic, devient la figure tutélaire de leur panthéon, dont le caractère solaire et militaire est alors étroitement associé au renforcement du pouvoir de leurs chefs (p. 120–125). Un exemple intéressant d’interpretatio slavica est formulé à propos de Czarnobóg (»le dieu noir«) et de son opposé, Biało bóg (»le dieu blanc«). Même si Helmold associe Czarnobóg à Satan, le dualisme entre le bon dieu et le mauvais dieu semble davantage correspondre à une »slavisation d’éléments chrétiens dans la culture spirituelle des Slaves septentrionaux de l’Elbe« (p. 321) qu’à une création littéraire du chroniqueur.

D’autres aspects de la vie religieuse des Slaves sont abordés. Parmi eux, notons la question de la vie dans l’au-delà chez Thietmar (p. 59–72), qui nous renseigne davantage sur la mentalité du chroniqueur que sur de réelles croyances slaves. Quant à l’usage macabre voulant qu’une femme suive son mari dans la mort, correspondant à un certain topos, on peut y trouver cependant un embryon de réalité, même s’il est difficile de savoir si cette pratique était courante ou non (p. 176–182). Dans le même registre, les sacrifices d’animaux et même d’êtres humains pouvaient exister (p. 91–93, 311–313). Enfin, les différents lieux de culte et le panthéisme slave sont également évoqués: la source sacrée de la tribu des Glomače (p. 56–59), le bosquet sacré des Liutici (p. 145–148), ou encore le mont de Ślęża (p. 149–155). Un autre motif récurrent est celui des conversions, des révoltes et des réactions païennes, ce qui permet aux chroniqueurs de réfléchir sur l’apostasie ou sur la résistance particulière des Slaves au christianisme (p. 76–91, 183–187, 235–240, 294–299).

Dégager une image générale du paganisme slave au sein de chaque chronique n’est alors pas une chose aisée. Thietmar de Mersebourg perçoit les difficultés d’évangélisation des Slaves avant tout d’une manière dualiste: le combat du bien contre le mal, les chrétiens et les païens, les literati et les illiterati ou encore les fidèles contre les infidèles; les Slaves faisant toujours partie de la seconde catégorie (p. 187–196). Adam de Brême insère la religion slave dans un cadre plus général de conversion des peuples barbares: si la religion des Slaves apparaît clairement de manière péjorative, les Slaves eux-mêmes sont de nobles barbares, cruels, mais hospitaliers (p. 249). Cette image est reprise par Helmold de Bosau (p. 368). Il insiste toutefois avec plus de verve que son prédécesseur sur l’opiniâtreté de la résistance slave à la conversion, dont l’apostasie est aussi bien le fruit des actions de Satan que de leurs erreurs (p. 369–374). De manière générale, pour ces chroniqueurs, le paganisme slave correspond fondamentalement à une attitude de défiance collective vis-à-vis de Dieu et du Christ (p. 386).

La conclusion de l’auteur, comme son étude, est prudente. S’il est absurde aujourd’hui de considérer la religion des Slaves comme un seul système unifié, »on peut noter toutefois l’existence d’un certain nombre de systèmes religieux parmi les Slaves jusqu’au XIIe siècle, dans lesquels, malgré le peu de données, il est possible d’entrevoir des éléments communs dans la mythologie et le culte« (p. 389–390). Toutefois, étant donné l’importance des transferts depuis la culture chrétienne, le système religieux des Slaves païens du Xe au XIIe siècle ne peut être considéré comme une »religion primaire«. Finalement, si l’approche hypercritique n’a plus lieu d’être, notamment grâce à l’archéologie, le chercheur doit parfois admettre son ignorance.

L’étude de Stanisław Rosik constitue d’abord un ouvrage intéressant par la méthode employée, qui ne se borne pas à l’utilisation d’une seule grille de lecture des sources. Au contraire, plusieurs outils conceptuels, évoqués plus haut, permettent d’obtenir une analyse et une interprétation de grande qualité. Cette étude nous permet de mieux comprendre la manière dont le chercheur doit aborder la question de la religion slave préchrétienne, et de manière générale, la façon dont les clercs médiévaux percevaient les religions païennes. S’il demande une certaine concentration de la part du lecteur, cet ouvrage constitue aujourd’hui une référence incontournable pour tout chercheur s’intéressant de près ou de loin à la religion des Slaves.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marcin Kurdyka, Rezension von/compte rendu de: Stanisław Rosik, The Slavic Religion in the Light of 11th- and 12th-century German Chronicles (Thietmar of Merseburg, Adam of Bremen, Helmold of Bosau). Studies on the Christian Interpretation of Pre-Christian Cult and Beliefs in the Middle Ages, Leiden (Brill Academic Publishers) 2020, 464 p. (East Central and Eastern Europe in the Middle Ages, 450–1450, 60), ISBN 978-90-04-27888-2, EUR 132,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94544