Transmission, appropriation et réinvention des textes de l’Antiquité: certes, si la transmission a suscité de longtemps l’intérêt des philologues, les réaménagements médiévaux, naguère considérés avec une commisération narquoise, font désormais partie d’une compréhension plus fine de l’univers médiéval. La préface des trois directeurs résume à merveille l’apport en avancées neuves et les directions d’enquêtes des douze contributions présentées.

L’aspect de transmission des textes, jadis tourné principalement vers la récupération du patrimoine antique, a fait des pas de géant depuis les travaux fondateurs de Berthold L. Ullman, et grâce aux sommes inspirées de Birger Munk Olsen, point de départ obligatoire des recherches actuelles; grâce aussi à la multiplication et à l’affinement des moyens de recherche et de communication, en banques de données et en reproduction de manuscrits. On perçoit à travers les contributions présentées l’approfondissement des connaissances et des méthodes auquel sont parvenues les études sur la tradition des classiques en prenant en compte les conditions de leur survie médiévale.

La première partie montre comment textes et thèmes ont circulé et ont été utilisés, sous toutes les formes possibles. Partant de l’anecdote du jeune Thrace à la fois noyé et décapité (»Anthologia latina«, poème 709), Adriano Russo suit dans la diachronie la fortune de sa rédaction la plus répandue, citée par Paul Diacre probablement d’après le recueil de l’Antiquité tardive connu comme »épigrammes de Bobbio«, qui jouit d’une large diffusion à partir du XIIe siècle; avec quelques variantes et deux vers de plus, une deuxième rédaction a été éditée en 1579 d’après un manuscrit de Beauvais perdu qui l’attribue à l’empereur Germanicus, comme dans une forme intermédiaire à Ferrare au milieu du XVe siècle.

Angela Cossu part des florilèges prosodiques (les six connus du IXe siècle) et notamment de celui de Micon de Saint-Riquier pour déterminer leurs modèles antérieurs, marqués par certaines erreurs de texte et d’identification qui supposent une parenté. À partir des vers isolés utilisés comme exemples, on peut reconstituer la préhistoire de ces florilèges, les traditions des classiques auxquelles ils ont eu accès, les méthodes et le but des compilateurs.

C’est du florilège Vat. lat. 4929, du IXe siècle, que part Yannick Brandenburg; il montre qu’un abrégé de celui-ci (aux environs d’Orléans, 1100–1150) a été à l’origine des deux plus importants florilèges de classiques, le »Florilegium angelicum« et le »Florilegium gallicum«, et a également été utilisé par Vincent de Beauvais; ceci en s’appuyant sur la tradition du texte du »Querolus« alors attribué à Plaute, ce qui illustre l’utilité majeure de l’ecdotique pour éclairer les parcours multiples des textes et l’utilisation prévue par chacun des grands florilèges.

Le »Florilegium gallicum«, son contenu et son organisation font l’objet de l’étude de Silverio Franzoni, qui fait un état de la question en démontant les explications proposées; rien ne permettrait de conclure que Jean de Salisbury, qui l’a utilisé, serait le compilateur du florilège.

La section suivante, »Exégèse«, se tourne vers les commentaires. Daniela Gallo et Stefano Grazzini étudient les scholies carolingiennes de Juvénal, considéré comme poète »éthique« et donc très prisé au Moyen Âge. Sur la base de matériel tardo-antique, Heiric d’Auxerre compile une scholie (Cambridge, King’s College 52), à partir de laquelle son élève Rémi d’Auxerre élabore un ensemble représenté par deux familles, qui ajoute tous les renseignements disponibles sur un nom ou un thème, selon la tendance encyclopédique de Rémi. C’est cette richesse de connaissances diverses, peu propice à une véritable compréhension de Juvénal, qui fait le succès de ces recentiora jusqu’à la Renaissance.

Pour expliquer comment il se fait qu’une partie des manuscrits de Térence placent en tête de l’»Eunuque« un argument qui vient du commentaire de Donat, Camilla Poloni opère une enquête ecdotique visant à en reconstituer le stemma, alors que pour un texte si court les innovations et corrections ou contaminations sont légion; le cas de figure de notes marginales intégrées ou laissées de côté est fréquemment mis en avant.

Quelques vers de Lucain, Pharsale VII 104–107, où Pompée s’efforce de convaincre ses troupes que le vrai courage est parfois de savoir attendre au lieu d’attaquer inconsidérément, par peur, sont le point de départ de Bénédicte Chachuat. Les scholiastes, des »Commenta Bernensia« à Arnoul d’Orléans, ne relèvent pas la portée généralisante de cette réflexion sur la crainte, tandis que le commentaire de l’humaniste Sulpicius (mort vers 1490) rassemble d’autres auteurs sur le rapport au danger, de façon plutôt moralisante. Or les florilèges médiévaux à sections d’auteurs, et notamment le »Florilegium gallicum«, insistent sur la peur et le courage en général, et le florilège thématique qu’est le »Polythecon« englobe la citation parmi d’autres pour construire une leçon sur le courage dans les difficultés; c’est le cas aussi des utilisateurs postérieurs. Sortis de leur contexte historique, ces vers ont été utilisés pour des réflexions philosophiques et morales.

Dans sa neuvième »Héroïde«, Ovide fait longuement rappeler par Déjanire l’infidélité de son époux Hercule filant parmi les servantes de la reine Omphale, pour se plaindre de son actuelle liaison avec Iole, sa prisonnière de guerre. Omphale n’étant nommée que par des périphrases, à partir du XIIe siècle les commentateurs crurent que tout le passage sur Omphale s’appliquait à Iole. Lucia Degiovanni étudie cette méprise, qui fut répercutée dans les manuscrits par des gloses identifiant Iole au lieu d’Omphale, jusqu’à Boccace qui transforme la favorite arrogante d’Ovide en une héroïne vindicative, qui humilie délibérément Hercule pour venger son père vaincu.

La troisième partie, »Réécriture«, souligne l’impact des textes classiques sur les formules littéraires médiévales, sous forme d’inspiration, contrafacture ou trahison.

Jean-Yves Tilliette considère les »Odes« d’Horace et la façon dont les médiévaux ont compris l’exigeante métrique lyrique qu’il adapte du grec: les scholies, Servius et son »De metris Horatii«; puis les imitateurs dans le sillage de l’hymnique chrétienne: Metellus de Tegernsee et ses pastiches en l’honneur de saint Quirin; le cardinal Deusdedit qui comprend la métrique mais non la densité, et Alphanus de Salerne, tous deux liant la renovatio des valeurs antiques à la réforme grégorienne.

Riccardo Macchioro montre comment les »Declamationes« du Pseudo-Quintilien, très lues, ont été réécrites, notamment sous forme des »Excerpta Parisina«, attribuées ou à Adélard de Bath, ou au milieu humaniste français du XIIe siècle.

Ivo Wolsing étudie comment la transformation de la notion d’empire et les croisades influencent et remodèlent la vision de l’Orient (efféminé et luxueux, désordonné, tyrannique) héritée du monde romain au XIIe siècle, chez les poètes classicisants Gautier de Châtillon et Joseph d’Exeter.

Elisa Lonati montre comment Hélinand de Froimont puis Vincent de Beauvais ont fait entrer le florilège (biographie et recueil de citations, qui exploitent souvent des textes rares et pas seulement des florilèges antérieurs) dans l’histoire universelle.

La conclusion est que le Moyen Âge a vu dans les textes classiques non pas seulement un modèle à imiter sur les bancs de l’école ou à savourer sur le plan esthétique, mais un héritage encore efficace, une source qui pouvait aider à mieux vivre, suggérer des moyens d’expression appropriés à l’époque présente, relier les époques avec un parfum d’universalité. Les retouches apportées sont à la fois marque de respect, de proximité et d’appropriation.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pascale Bourgain, Rezension von/compte rendu de: Adriano Russo, Elisa Lonati, Silverio Franzoni (dir.), Le sens des textes classiques au Moyen Âge. Transmission, exégèse, réécriture, Turnhout (Brepols) 2022, 278 p., 8 b/w ill. (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité [RRA], 4), ISBN 978-2-503-59846-8, GBP 90,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94545