Matthias Schrör propose aujourd’hui, au sein des »Studien und Texte« des MGH, la première édition scientifique complète des lettres de Charles le Chauve. Comme il le rappelle dans sa préface, leur dernière édition remontait à Georges Tessier; en sus d’une justification fondée sur l’évolution des exigences scientifiques, le présent volume permet surtout d’augmenter considérablement le nombre de lettres connues. Des 28 de Tessier, dont 18 deperdita, Schrör porte le total à 38, dont 21 deperdita; sept d’entre elles (les numéros 9, 15, 24, 33, 34, 37 et 38) sont éditées pour la première fois dans ce volume.

Une bibliographie détaillée inaugure l’ouvrage, suivie d’une introduction qui définit lettres et mandements, présente les différents acteurs de leur composition et leur transmission – les rédacteurs, le personnel de la chancellerie, mais aussi les essentiels missi dominici – avant de faire un bilan des caractéristiques internes et externes des actes, ces dernières n’étant accessibles que pour les onze originaux encore conservés. Sur parchemin, de petit format, en minuscule livresque, sans symbole graphique, ces originaux se divisent entre des lettres ouvertes, destinées à une lecture publique et dont le contenu ne comporte rien de sensible, et des litterae clausae pliées à plusieurs reprises et scellées.

Il faut aussitôt faire un sort à cette appellation de »lettres«: l’introduction rappelle que la diplomatique carolingienne est loin d’être entièrement fixée à la fin du IXe siècle, et les frontières d’une typologie diplomatique à l’autre sont parfois plus poreuses que ne le voudrait un esprit catalogueur. Aussi ces »lettres« comprennent en réalité à la fois des litterae et epistolae proprement dites, mais également des mandements (qui composent 15 des 38 »lettres« éditées).

Notons que les actes précédemment édités dans les »MGH, Concilia«, ont droit comme les autres à une mise au point sur leur tradition, une analyse et une remise en contexte historique, mais leur contenu n’est pas reproduit et se contente d’un renvoi. Il en va de même pour deux autres lettres pour lesquelles l’éditeur renvoie à une édition préalable d’autres auteurs. Sur les 17 actes n’étant pas des deperdita, seuls sept sont donc édités et reproduits dans l’ouvrage.

À l’écriture simple et pragmatique des mandements, souvent occupés de questions juridiques et portant, en véritables outils de gouvernement, la volonté du souverain, contraste en miroir le style plus littéraire et raffiné des lettres. Tandis que les premiers étaient confiés au personnel de la chancellerie royale, les secondes l’étaient plutôt à des personnalités de l’entourage royal versées en littérature, comme l’influent Hincmar de Reims. À ces deux typologies s’ajoute une lettre d’admonition (n° 9, p. 36–41), dont l’original partiellement conservé, aujourd’hui perdu, avait été publié par Maurice Prou; il s’agit de l’unique acte de ce type pour Charles le Chauve, qui invite donc à des comparaisons avec les pratiques des autres Carolingiens.

De fait, malgré le faible nombre d’actes conservés qui impose une fois de plus de se contenter d’un »regard par le trou de la serrure« (p. 15) sur une pratique documentaire certainement beaucoup plus répandue, leur intérêt est évident au premier coup d’œil. Outils de gouvernance quotidienne, contrastant avec la nature plus théorique de l’apport des capitulaires et décisions synodales, destinés à un usage ponctuel et non à une inscription dans la durée, ils permettent d’approcher le fonctionnement concret de l’administration du royaume de Francie occidentale. Les affaires traitées sont variées, autant que leurs destinataires et acteurs.

On y aperçoit en effet les nombreux intermédiaires de la volonté royale: ces émissaires, transmetteurs, dépositaires qui assurent la circulation rapide des ordres du souverain sur des distances vastes et permirent ainsi à Charles le Chauve d’être informé rapidement du décès de Lothaire II en 869. Se pose donc à la fois la question de l’entourage royal, celle des liens du souverain de Francie occidentale avec son épiscopat – auquel il accorde en 876 la potestas et l’auctoritas d’un missus dominicus dans leur évêché – et bien entendu celle des missi dominici (récemment étudiés dans une thèse que M. Schrör cite abondamment1) et des missi discurrentes itinérants.

Évoquons notamment la lettre n° 15 (p. 49–55), dans laquelle Charles intercède en 863 auprès du pape Nicolas Ier en faveur de l’évêque excommunié Advence de Metz, sur la requête de son fidèle, le moine Betto. Le rôle complexe d’Advence, évêque d’une province relevant du royaume de Lothaire II mais également fidèle de Charles, dans l’affaire du divorce de Lothaire et Theutberge, est connu. La lettre révèle un processus d’acteurs et d’intermédiaires – Betto présente à Charles la reconnaissance de culpabilité d’Advence, que l’on conserve également (MGH, Epistolae Karolini Aevi, t. 4, Berlin 1925, n° 8, p. 219–222), et c’est lui-même que le roi de Francie occidentale envoie ensuite en délégation auprès du pontife romain, chargé de la lettre du roi. Elle traduit aussi les enjeux de fidélité dans les rivalités entre les différents Carolingiens, et l’importance de l’espace messin dans la politique menée par Charles, qui s’y fera couronner en 869, profitant de la mort de Lothaire II.

Notons également la dernière lettre du recueil (n° 38, p. 107–141); éditée ici pour la première fois, elle est attribuée à la plume d’Hincmar de Reims et formellement adressée en 877 au pape Jean VIII par l’empereur et roi. Hincmar y déroule une prise de position personnelle sur des questions de droit canonique, à propos du droit d’appel des prêtres déposés et de l’intervention papale dans les affaires des évêques et archevêques. Le texte fait écho tout à la fois à des affaires bien connues de l’archiépiscopat d’Hincmar, et au contenu d’un autre des textes qui lui sont attribués, un mémorandum de peu antérieur à la lettre de Charles le Chauve, dont il reprend une partie de l’argumentaire2.

Malgré la faible taille du corpus, cette édition parvient bien à montrer à la fois la variété et l’importance de ces lettres et mandements comme outils de gouvernement carolingiens. Ils couvrent des thématiques variées, mobilisent de nombreux acteurs, et font apparaître en filigrane l’activité quotidienne d’un souverain du haut Moyen Âge. On apprécie de pouvoir ainsi disposer, enfin, d’une édition complète des lettres de Charles le Chauve, qui devrait attirer l’attention des chercheurs sur ce corpus méconnu.

1 Shigeto Kikuchi, Herrschaft, Delegation und Kommunikation in der Karolingerzeit. Untersuchungen zu den Missi dominici (751–888), 2 vol., Wiesbaden 2021 (MGH, Hilfsmittel, 31, 1–2).
2 Gerhard Schmitz, De presbiteris criminosis. Ein Memorandum Erzbischof Hinkmars von Reims über straffällige Kleriker, Hannover 2004 (MGH, Studien und Texte, 34).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Clara Germann, Rezension von/compte rendu de: Matthias Schrör, Die Briefe Karls des Kahlen. Einführung und Edition, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2022, XXX–152 S. (Monumenta Germaniae Historica. Studien und Texte, 69), ISBN 978-3-447-11844-6, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94547