Issu d’un colloque organisé par Vinni Lucherini et Cécile Voyer à l’université de Naples en 20211, l’ouvrage intitulé »Le livre enluminé médiéval instrument politique« est consacré aux liens étroits entre le manuscrit et une autorité en place. Instrument ou véhicule d’enjeux politiques, le livre enluminé au Moyen Âge est profondément ancré dans un espace social que chacune des quatorze contributions met en lumière de différentes manières. L’horizon d’étude couvre l’ensemble de l’Occident chrétien du Ve au XVe siècle, rassemblant différents contextes afin de mener une réflexion complète sur un sujet vaste et complexe. Le livre enluminé est examiné à la fois en tant qu’»agent« social2, qu’objet – dans toute sa matérialité – et comme signe en tant qu’objet porteur de sens.

Rédigées en français, en anglais ou en italien, les quatorze contributions du recueil sont classées par ordre chronologique. Après l’article d’Ivan Foletti sur le livre ouvert disposé sur un trône comme image d’orthodoxie (p. 13–32), deux moments apparaissent. Un premier temps est marqué par six contributions ayant trait à la sphère carolingienne et ottonienne jusqu’à l’an mil, de l’article de Cécile Voyer sur les liens étroits entre le Livre et le roi durant le haut Moyen Âge (p. 33–63) aux réflexions de Charlotte Denoël sur les Évangiles – instrument d’une ecclésiologie politique dans le nord de la France (p. 161–186). Entre ces deux moments, Mathieu Beaud réfléchit sur la mise en images du passé dans l’hagiographie anglaise du XIIe siècle (p. 187–220). Réunissant quatre articles, le second temps est consacré aux XIVe et XVe siècles, de l’article d’Anne D. Hedeman sur la bibliothèque du roi Charles V (p. 221–244) aux réflexions de Teresa D’Urso et Joana Barreto sur la dimension politique des images de la poésie virgilienne dans la Naples aragonaise du XVe siècle (p. 307–340). Les deux dernières contributions s’attachent quant à elles à la circulation des manuscrits du Moyen Âge à l’époque moderne et contemporaine. Patricia Carmassi se concentre sur les notes de propriété des manuscrits, sur la mise en place d’un véritable discours à la fois public et politique dans un espace social donné (p. 341–368). Laura Cleaver et Olivia Baskerville traitent quant à elles du rôle joué par les manuscrits hagiographiques relatifs à la vie de saint Cuthbert dans la constitution de la nation anglaise au début du XXe siècle, autrement dit sur le manuscrit comme fer de lance de la construction d’une identité et de la constitution d’un patrimoine national (p. 369–388).

Les index des noms, des lieux et des manuscrits cités (p. 389–402) facilitent la circulation dans le texte de ce bel ouvrage composé de 405 pages rythmées par des illustrations en couleurs en pleine page rassemblées sous forme de planches à la fin de chaque article. Le lecteur regrette néanmoins l’absence de bibliographie récapitulative à la fin de chaque article et/ou de l’ouvrage.

À travers le prisme du »politique«, l’ouvrage aborde de manière originale des questions fondamentales ayant trait par exemple au rapport que ces manuscrits entretiennent avec une autorité présente, avec un passé proche ou lointain ou bien encore à l’influence de la fonction du livre dans l’organisation de certaines enluminures en pleine page. En se focalisant sur l’image de l’Évangile exposé sur un trône vide dans l’Antiquité tardive, I. Foletti (p. 13–32) apporte une lumière différente sur l’imago représentant une autorité. Cette image participe à la mise en présence perpétuelle du Verbe de Dieu et garantit la droiture (orthós dóxa) des décisions prises pendant le concile, placé ainsi sous l’autorité du Livre et sous la présidence de Dieu. Ces notions de dispositifs théologico-politiques et de mise en présence d’une autorité apparaissent également mais de manière différente dans l’article de C. Voyer sur les liens étroits entre le livre d’Évangiles et le roi carolingien (p. 33–63). En faisant don du livre sacré, le souverain »vicaire de la royauté du Christ« représente son autorité jusqu’aux marges d’un »royaume-Ecclesia« qui tend vers l’harmonie si le gouvernement est exercé avec justesse (politikos).

La question des relations entre le livre d’Évangiles et les détenteurs du pouvoir temporel ou spirituel est également envisagée dans l’article de C. Denoël à travers l’exemple de trois manuscrits produits dans des abbayes réformées ou venant d’être fondées dans le nord de la France actuel durant le premier quart du XIe siècle (p. 161–186). L’autrice met en évidence l’idée d’une »ecclésiologie politique« cristallisée dans le livre enluminé porteur de nombreux enjeux politico-religieux à la fois pour le comte de Flandre et les représentants de l’église locale, en particulier l’évêque de Cambrai. Sur un arrière-plan de réforme religieuse, le livre d’Évangiles contribue à la mise en scène et à la transmission à travers le monde de la loi divine tout en se faisant l’instrument à l’échelle locale, d’un véritable discours politique.

M. Beaud (p. 187–220) se concentre quant à lui d’une part sur l’intention politique qui apparaît en filigrane dans un manuscrit hagiographique anglais du premier quart du XIIe siècle. Dans le cycle de préface du manuscrit étudié, la figure du saint roi Edmond (841–869) offre un modèle de conduite pour la royauté du XIIe siècle. L’auteur démontre que la matière du récit officiel de l’histoire de l’abbaye de Bury est adaptée, façonnée, conformée aux attentes et aux besoins de l’enlumineur qui rapproche le cycle hagiographique peint de la structure narrative des Écritures. D’autre part, l’auteur examine la spatialité du manuscrit dont le contenu devait être activé dans l’église abbatiale bien que le rayonnement de ce livre enluminé s’étende au-delà de l’église locale. Bien ancré sur un territoire sanctifié par sa présence, le saint roi galvanise la sacralité des possessions monastiques et renforce l’indépendance de la communauté face à l’évêque et au roi. T. D’Urso et J. Barreto (p. 307–340) ont également souligné la portée politique du livre enluminé en se concentrant sur le cycle illustré des poèmes de Virgile dans la Naples aragonaise du XVe siècle. Dans ce manuscrit émerge une lecture humaniste du poète antique ainsi qu’un ancrage au quotidien témoignant de l’actualisation de la poésie virgilienne à des fins politiques, faisant de Virgile une figure parthénopéenne et du commanditaire Jean II de Catalogne-Aragon (1456–1485) l’héritier d’une culture prestigieuse.

Fil directeur de l’ouvrage, le thème de la réception au fil des siècles du livre enluminé en tant qu’instrument politique permet de mettre en lumière, sur un temps long, tout ce qui se trouve en périphérie du manuscrit, les acteurs qui gravitent de près ou de loin autour de ces objets de valeur: les commanditaires, les copistes, les faiseurs d’images mais également et surtout celles et ceux qui en ont l’usage au départ ou se l’approprient au cours du temps.

1 »Le livre enluminé médiéval, instrument politique«, colloque organisé par Cécile Voyer et Vinni Lucherini, Università degli Studi di Napoli Federico II, Naples, en distanciel, 07/05/21.
2 La notion »d’agentivité« est évoquée dans la préface (p. 7–12) mais les travaux d’Alfred Gell, en particulier Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford 1998, ne sont pas cités.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Raphaël Demes, Rezension von/compte rendu de: Cécile Voyer, Vinni Lucherini, Le livre enluminé médiéval instrument politique, Roma (Viella) 2021, 406 p. (Quaderni Napoletani di Storia dell’Arte Medievale, 6), ISBN 978-88-331-3700-1, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2023/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.1.94553