Les Carolingiens n’ont pas fini de faire parler d’eux, spécialement dans la littérature anglophone, qui ne cesse de revisiter les sources émanant du monde franc aux VIIIe–IXe siècles. Après les monographies de Rosamond McKitterick (2008), de Jennifer Davis (2015) et de Janet Nelson (2019) sur Charlemagne, de Simon MacLean sur Charles le Gros (2003), d’Eric Goldberg sur Louis le Germanique (2006), Stuart Airlie décale le point d’observation à l’échelle d’une dynastie, ruling family, où les noms seuls, en petit nombre et sans cesse répétés sont un élément de son charisme, mais dont l’histoire ne se résume plus aujourd’hui à la succession linéaire des souverains. Elle exige de prendre en compte mieux que ce ne le fut par le passé son caractère également diffus, par le biais des femmes, des enfants et de ceux qui n’eurent qu’une part marginale dans l’exercice du pouvoir quand ils n’en furent pas délibérément écartés: »Au cœur du royaume, il y a une famille«, non une suite d’individus, tel est le leitmotiv de l’ouvrage. Celui-ci évacue toute perspective d’histoire institutionnelle, économique ou sociale – sauf, pour cette dernière, à devoir prendre en compte les »aristocrates«, qui forment un groupe peu diversifié et aux contours peu définis. Il est encore moins question de réforme de la vie religieuse ou de »renaissance« culturelle. La dimension impériale est absente ou presque. Sont ici en scène les royals ou plutôt les competitive royals, dans un style enlevé dont les formules font mouche. On imagine d’emblée en quels épisodes et en combien de saisons le récit de la parabole carolingienne nourrirait une série accessible en streaming, quelque part entre »Game of Thrones« et »The Crown«, où les réunions familiales, les cérémonies »éblouissantes«, le faste des palais auraient une place aussi importante, sinon plus, que les coups d’épée.
Pour la clarté de l’exposé, le récit ne pouvait guère être que chronologique, mais il laisse une part aux échappées thématiques. La scansion en trois périodes: 751–814, 814–879, 888 et après est ainsi entrecoupée d’un chapitre sur les enfants (»Child labour«), d’un autre sur le rôle de la parenté au sens large (»Universal Carolingians«), d’un troisième sur les femmes (»Women’s work«), femmes dont il faut toutefois reconnaître qu’elles n’ont qu’une place limitée dans l’économie du volume, puisque ce sont les pères, les fils, les frères, les oncles et les neveux qui comptent. Sur le fond, rien de nouveau. Si l’ouvrage présente une synthèse commode de bien des contributions des dernières décennies sur la période, il ne s’agit pas pour autant d’un manuel, car qui ne sait rien du monde carolingien aura quelque difficulté à en tirer un profit immédiat. Il remet simplement au centre du propos le fait que l’autorité »naturelle« des souverains carolingiens n’était pas acquise à l’avance. La question est donc de savoir comment cette famille qui n’en était qu’une parmi d’autres a réussi à imposer sa specialness pendant plus d’un siècle. Le principe héréditaire était une particularité franque relevée par les observateurs extérieurs depuis Grégoire le Grand. Le IXe siècle y a ajouté la promotion de l’aîné. Mais rien de tout cela n’est évidemment suffisant. L’autorité carolingienne est le fruit d’une construction permanente et toujours susceptible d’être mise en cause, guidée par l’obsession de la fertilité, objet des demandes de prières formulées dans nombre de diplômes: construction à succès puisque les aléas familiaux, le trop plein ou le trop peu d’héritiers masculins, les disputes de succession ont tenu en haleine les contemporains, dont est évoquée de manière récurrente »l’anxiété« vis-à-vis de tout ce qui touchait à l’avenir de plus en plus incertain de la dynastie.
Le jeu – puisqu’il est beaucoup question de players – est à trois: le(s) souverain(s), la parenté des royal relatives, l’aristocratie. Chaque prise d’initiative, chaque intrigue de palais est scrutée et commentée cent fois par des sources narratives qui surabondent mais auxquelles il n’est pas nécessaire de croire ou du moins pas toujours, répète l’auteur, sur la base du faisceau d’études des dernières décennies qui se sont attachées à mieux en cerner les contextes de production et les intentions. Les contemporains, est-il aussi souvent rappelé, n’avaient pas la prescience du futur et il faut donc donner tout son poids au climat d’»angoisse« qui a pu régner quand, passé Charlemagne, il fallut plus d’une fois choisir son camp.
Il est aisé de repérer l’outillage sur lequel se fonde le charisme, à commencer par le nom. En 823, Louis le Pieux activa le mécanisme d’une »bombe à retardement« en donnant au fils qu’il eut avec Judith le nom de Charles. Mais il est aussi important de rappeler que rien n’est possible si le pouvoir de tel ou tel n’est pas socialement reconnu. Non moins important, encore, de souligner que la logique héréditaire, la délimitation par le nom du groupe des »légitimes« ne répondent en rien à des principes intangibles. La famille royale, institution en soi, est un instrument flexible, tant que cette flexibilité repose sur le consensus du groupe aristocratique. Il fut ainsi possible de »recréer« la virginité de Richarde, femme de Charles le Gros, pour permettre le divorce d’un couple resté sans enfant; de promouvoir un temps Bernard d’Italie en dépit du fait que son nom ne le prédestinait pas à une brillante carrière; de »décontaminer« le futur Louis de Provence, fils de l’usurpateur Boson, en le faisant adopter par le même Charles le Gros. En revanche, rien ne put faire admettre que Bernard, fils »illégitime« de l’empereur, puisse lui succéder. Le fait que ces manipulations se multiplient à la fin du siècle en dit long sur la précarité qui s’installait alors.
L’art de Stuart Airlie est de réussir à rendre compte du bouquet foisonnant des sources de tout type, quand bien même il est plus disert sur le narratif que sur le documentaire et sur le nord des Alpes plutôt que sur l’Italie – signalons entre autres, p. 133, que l’auteur s’en tient à l’interprétation de Hubert Mordek quant à l’identification du personnage représenté en ouverture du manuscrit IV/1 de Sankt Paul in Kärnten, qui y voyait le roi d’Italie Bernard, là où on en tient désormais pour une simple figure comtale. On pourra toujours, bien sûr, trouver une source non discutée, comme le »Waltharius«, dont les héros ne seraient autres que Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve d’après les hypothèses les plus récentes. Mais on aurait tort de bouder son plaisir à la lecture d’un livre écrit avec brio. Tout en renvoyant le balancier historiographique du côté d’une approche qu’on croyait délaissée, il évite l’écueil du retour en arrière, et peu importe qu’il ne fût pas utile d’invoquer en introduction les mânes de Gramsci, Bourdieu et Foucault pour en venir à l’affirmation que »comme toujours, le lit royal était le cœur du royaume« (p. 233). Un mémorialiste de la cour de France d’Ancien Régime n’aurait pas écrit autre chose.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
François Bougard, Rezension von/compte rendu de: Stuart Airlie, Making and Unmaking the Carolingians, 751–888, London (Bloomsbury Publishing), 2020, 456 p., ISBN 978-1-7883-1744-3, USD 39,95., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96702