Issu d’un colloque qui s’est tenu à Rome en octobre 2016, ce gros volume constitue une synthèse attendue sur l’histoire, jusqu’ici mal connue, du règne de Pierre Ier de Chypre (1359–1369), l’un des rois les plus brillants de la dynastie des Lusignan. Auteur de trois longs voyages en Occident, chevalier accompli, mu obsessionnellement par l’idée de diriger une croisade contre musulmans et Turcs, Pierre Ier s’empare d’Alexandrie en octobre 1365, mais n’y reste qu’une semaine, et, de retour en Chypre, commet tant d’abus de pouvoir qu’il achève ses jours en janvier 1369, assassiné par les membres d’un complot aristocratique que dirigent ses propres frères, Jean d’Antioche et Jacques de Jérusalem.

Il importait d’abord de bien connaître le cadre chronologique du règne. Angel Nicolaou-Konnari le reconstitue en détail à partir de la chronique de Leontios Makhairas, des œuvres de Guillaume de Machaut et de Philippe de Mézières, tout en soulignant les dates incertaines: la fondation de l’ordre de l’Épée, le séjour du roi en Allemagne et en France en 1363, la vie en compagnie de sa maîtresse, Jeanne L’Aleman. Puis l’auteur présente les sources qui lui permettent de brosser un portrait du roi: un caractère explosif, une attirance pour les femmes, les tournois et les banquets, un voyageur traversant toute l’Europe pour susciter la participation des souverains occidentaux et des cités italiennes à la croisade qu’il promeut sans cesse, mais sans succès. Bref, un chevalier romantique et un despote, c’est ainsi que le retient la culture populaire moderne en Chypre.

L’expédition contre Alexandrie est une des grandes affaires du règne. Alexander Beihammer l’explique en tenant compte de l’interdépendance des facteurs régionaux et locaux: l’échec de l’appel pontifical à la croisade, la croissance des émirats anatoliens dont les flottes s’en prennent aux îles égéennes, l’hésitation de Byzance, partagée entre une attitude unioniste promouvant une coalition avec les Latins et la recherche de relations pacifiques avec les Turcs. L’armée chypriote s’empare facilement d’Alexandrie livrée au pillage, mais doit rapidement se replier en raison de la défection des éléments étrangers qui la composent. Cet échec affaiblit l’armée, l’économie et la diplomatie du royaume chypriote. Curieusement placé à la suite du chapitre précédent, alors qu’il devrait le précéder, le texte de Mike Carr revient sur la période 1291–1360 pour souligner le rôle de Chypre après la disparition des États latins de Syrie-Palestine: havre pour les réfugiés de Terre sainte, l’île est aussi un éventuel point de départ pour la croisade et un centre de contrôle des commerces illicites avec les Sarrasins. Les galères d’Hugues IV participent à des raids contre les villes côtières anatoliennes et aux ligues navales de 1333 et 1344.

La Crète, en position centrale en Méditerranée, est entre 1357 et 1367, le principal centre de commerce de Venise avec les émirats de Menteshe et d’Aydin, avec lesquels la Sérénissime conclut plusieurs traités lui permettant d’établir des consuls à Palatia et à Theologo. Charalambos Gasparris dans son étude de l’histoire crétoise, affine les recherches jadis effectuées par Élisabeth Zachariadou, tandis que Johannes Preiser-Kapeller, dans le chapitre suivant, montre la fréquence croissante des événements météorologiques extrêmes au cours du règne de Pierre Ier. Avec Michalis Olympios, on revient sur l’époque antérieure pour analyser les revendications des Angevins et des Lusignan à la couronne de Jérusalem, les premiers confortant leurs droits par le grand nombre de saints familiaux, les seconds utilisant les armes de Jérusalem sur leurs monnaies et se faisant couronner rois de la Ville sainte à Famagouste, considérée ainsi comme une nouvelle Jérusalem.

La primauté de la croisade dans les projets de Pierre Ier donne une importance primordiale à ses relations avec la papauté. S’aidant du »Bullarium Cyprium« récemment publié, Peter Edbury et Chris Schabel consacrent un long article à ce thème, d’abord pour rappeler les revendications au trône de Chypre présentées sans succès à Innocent VI par Hugues de Lusignan, petit-fils d’Hugues IV, puis pour analyser le voyage de Pierre Ier en Occident entre octobre 1362 et l’automne 1365, au cours duquel la préparation d’une croisade est au centre des négociations entre la Curie et le roi de Chypre. Contrairement aux vœux d’Urbain V, Pierre Ier attaque Alexandrie et non pas les émirats turcs d’Anatolie; aussi le pape le presse-t-il de conclure la paix avec les Mamelouks, pour favoriser une reprise du commerce italien avec l’Égypte.

Après un bref chapitre de John France sur le développement de l’art militaire, marqué par la professionnalisation des armées en Méditerranée orientale, Clément Onimus revient sur la croisade d’Alexandrie pour décrire les réactions du sultanat mamelouk. Dépourvu de flotte permanente, celui-ci doit se contenter d’organiser la défense du littoral et hésite pendant cinq ans entre négociations et offensives contre les Occidentaux, créant ainsi une solidarité de fait entre les républiques maritimes italiennes et le royaume de Chypre. Finalement, le 25 août 1370, une paix est signée au Caire entre le sultanat, Gênes, Venise, Rhodes et Chypre, paix qui permet de répondre à la fois aux intérêts économiques des marchands occidentaux et à ceux des Mamelouks.

Angel Nicolaou-Konnari analyse ensuite l’image de Pierre Ier de Chypre dans la littérature et l’historiographie française. Elle fait une large place aux œuvres de Guillaume de Machaut (»La Prise d’Alexandrie«, entre autres) et de Philippe de Mézières (la »Vita de Pierre Thomas« et le »Songe du Vieil Pelerin«), sans négliger les œuvres postérieures, d’Eustache Deschamps à Villon et de Froissart à Jean de Wavrin. À l’exception d’un moine provençal, Honorat Bovet, qui réhabilite Jacques Ier, pourtant meurtrier de son frère, toutes ces sources s’accordent pour donner une description idéaliste de Pierre Ier, preux chevalier et parfait roi-croisé, dont les aspects tyranniques de son gouvernement sont passés sous silence, de même que les aventures de sa vie privée.

Avec Miriam Rachel Salzmann et Gilles Grivaud, on revient à l’étude des formes du pouvoir et à leurs acteurs en Chypre. La première s’intéresse aux élites sociales qui occupent les principales fonctions dans le royaume et accompagnent le roi lors de ses voyages en Occident. Il y a là des membres des vieilles familles chypriotes, mais aussi des Français et des Italiens qui sont écartés après l’assassinat du roi, tandis que la guerre avec Gênes fait arriver au pouvoir quelques hommes nouveaux. Dans l’ensemble, l’élite politique ne change guère entre 1360 et 1390. Gilles Grivaud confirme la continuité institutionnelle dans l’exercice du pouvoir. Le roi prend l’avis d’un conseil souple et informel et fait appliquer ses décisions par la Haute Cour, dont les membres appartiennent à des lignages souvent apparentés. Johannes Pahlitzsch, quant à lui, s’intéresse aux suriani, un mot qui désigne à l’origine les melkites et, par extension, de riches chrétiens orientaux arrivés à des postes de pouvoir. La curia Surianorum, sur le modèle de la »cour de la Fonde« dans le royaume de Jérusalem, est compétente pour juger non seulement les melkites, mais toute affaire impliquant des membres de diverses communautés. La haute société chypriote est ainsi bien connue; mais qu’en est-il des Grecs natifs de l’île, des juifs et des Arméniens? L’ouvrage n’y fait guère allusion.

Les deux chapitres suivants nous transportent en Anatolie, mais assez loin des années de règne de Pierre Ier. Rhoads Murphey étudie la prose épique de Sari Saltuk, réunie dans les années 1470, à partir de sources orales. Il s’agit d’un tableau de la société, des conditions militaires et des réalités politiques dans la zone frontière séparant Byzance de l’État seldjouqide, c’est-à-dire en fait au XIIIe siècle. De longs excursus sur la formation des tribus nomades et sur les conditions de la guerre frontalière nous éloignent considérablement de la seconde moitié du XIVe siècle; l’on voit mal ce que ce texte apporte à notre connaissance de la Méditerranée orientale au temps de Pierre Ier. Il en est de même pour l’étude, certes bien menée, de Romain Thurin sur la formation des beyliks (émirats) anatoliens, entièrement consacrée aux Germyânides et aux Karamanides du XIIIe siècle. Ces deux chapitres n’ont guère de place dans un volume traitant de la Méditerranée orientale à l’époque de Pierre Ier de Chypre. Le texte suivant, dû à Daniele Baglioni, montre l’usage généralisé de l’italien comme langue diplomatique à la fin du Moyen Âge. Des formules grecques et arabes viennent l’enrichir, au point que l’expression Gran Signor, dérivée du grec pour désigner originellement des souverains chrétiens, se spécialise pour dénommer exclusivement le sultan ottoman.

Avec Alexander Beihammer et Sebastian Kolditz, on se tourne vers Byzance. Le premier étudie longuement les relations diplomatiques au temps de Jean VI Cantacuzène (1341–1354) et de la guerre civile opposant celui-ci à Anne de Savoie et à Alexis Apokaukos. Chacune des deux factions est forcée de recourir aux forces armées turques en leur donnant la possibilité d’acquérir butin et captifs, de sorte que les territoires byzantins affectés par la guerre civile sortent épuisés du conflit. Jean VI reçoit ainsi l’aide d’Umur Beg, seigneur d’Aydin, et n’hésite pas à donner sa fille Théodora en mariage à un autre émir, Orhan. Ce n’est qu’après 1354 que se développe une faction pro-latine à Constantinople, favorable à une coalition chrétienne contre les Turcs. Jean V Paléologue, auquel s’intéresse Sebastian Kolditz, incarne cette option. Le basileus, conscient que seule l’union des Églises permettrait d’obtenir l’aide armée de l’Occident, se rend à Rome en 1369 et se »convertit« au catholicisme devant un très petit nombre de témoins, comme s’il tenait à ne pas révéler ce revirement à la sphère publique. De retour à Constantinople, cette conversion est ignorée du monde byzantin, où il reste considéré comme un vrai prince orthodoxe. L’union des Églises et la formation d’une ligue antiturque restent sans suite.

Les deux derniers chapitres du volume, dus à Charles Jost et à Alexis Torrance, sont consacrés aux querelles religieuses dans le monde grec et à la »crise de la foi« au XIVe siècle. À Byzance s’affrontent partisans de Grégoire Palamas et ceux de Barlaam de Calabre sur la question des énergies et de l’essence divine. Les premiers l’emportent, malgré les écrits de Jean Kyparissiotès et de Manuel Kalékas, pour qui la vraie Église établie par le Christ ne peut être que celle de Rome à laquelle ces auteurs se rallient. Chypre, au contraire, est considérée comme le bastion de l’anti-palamisme, comme l’illustre la correspondance de Grégoire Akindynos avec Georges Lapithès.

Malgré tous les soins des éditeurs, un si gros volume recèle quelques erreurs et oublis: Hugues IV meurt en 1359 et non pas en 1358 (p. 114); l’ouvrage de Claude Cahen sur »La Turquie pré-ottomane«, encore fondamental, n’est pas cité à propos de la naissance des beyliks; Francesco Gattilusio, né Génois, ne peut être considéré comme un témoin byzantin (p. 502). Surtout il manque un chapitre important sur les relations de Pierre Ier avec les républiques maritimes italiennes et avec les Catalans, et un autre sur l’activité économique en Chypre. On peut d’autant plus le regretter qu’à cette exception près, l’ouvrage constitue une somme sur le règne de Pierre Ier de Chypre et sur l’ensemble de l’histoire de la Méditerranée orientale dans le deuxième tiers du XIVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Alexander Beihammer, Angel Nicolaou-Konnari, Crusading, Society and Politics in the Eastern Mediterranean in the Age of King Peter I of Cyprus, Turnhout (Brepols) 2022, 600 p. (Mediterranean Nexus 1100–1700, 10), ISBN 978-2-503-59856-7, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96715