En décalage d’un demi-siècle par rapport à la diffusion des idées humanistes en Italie et à Avignon autour de Pétrarque et de Boccace, le premier humanisme français éclot sous le règne des Valois, timidement d’abord sous Charles V, puis plus explicitement au collège de Navarre et à la »Cour amoureuse« fondée sous Charles VI. L’intérêt pour l’Antiquité se manifeste à travers une importante vague de traduction de textes latins et italiens en français. Parmi les savoirs qui font l’objet de traductions, les histoires anciennes fournissant des exemples moraux sont particulièrement appréciées par les lecteurs de la fin du Moyen Âge, ces récits pouvant faciliter la compréhension du présent et aussi fournir des modèles de comportement vertueux en vue du salut. Ces traductions sont assorties de manière caractéristique à un riche programme iconographique, notamment quand il s’agit d’exemplaires de luxe réalisés pour de grands seigneurs.

Le volume d’Anne Hedeman, qui fait suite à une importante série de contributions préparatoires, se propose d’étudier de façon détaillée et systématique ces cycles iconographiques comme composantes intégrantes de la première production humaniste. Plus précisément, le volume est consacré à l’étude des cycles déployés dans une série de manuscrits densément illustrés associés à Jean Lebègue et à Laurent de Premierfait et produits entre 1404 et 1430. L’étude soulève la question de la mise en images du texte dans le sillage de l’étude de Claire Sherman consacrée à la »traduction visuelle« (visual translation) des ouvrages d’Aristote sous le règne de Charles V (»Imaging Aristotle: Verbal and Visual Representation in Fourteenth-Century France«, 1995).

Comment s’opère cette traduction visuelle dans le corpus étudié? Quel rôle ont joué Jean Lebègue et Laurent de Premierfait dans la définition des cycles iconographiques de ces manuscrits? Très riche en images et en extraits cités, le volume de Hedeman tente de répondre à ces questions en examinant comment les illustrations peuvent venir en appui du texte traduit, en amplifier la portée ou véhiculer des idées ou des associations nouvelles en lien avec le contexte historique de production et de réception des manuscrits.

Après un premier chapitre faisant office d’introduction (p. 1–13), l’ouvrage est subdivisé en trois parties. La première partie (p. 15–124) est consacrée à l’analyse de la mise en images du texte dans les manuscrits latins produits sous la supervision de Laurent et de Jean Lebègue. Hedeman s’intéresse d’abord au manuscrit de Londres (BL, Burney 257), conservant la »Thebais et l’Achilleis« de Stace; ce manuscrit, qui comprend 129 enluminures réalisées par plusieurs artistes autour de 1405, contient un compendium de Laurent de Premierfait destiné à accompagner la lecture du texte latin et témoignant de liens étroits avec le décor du manuscrit.

L’étude s’attache ensuite au manuscrit de Paris (BnF, Latin 7907A), contenant les »Comédies« de Térence, réalisé en 1407 et offert au duc Jean de Berry en 1408. Confectionné dans le même esprit que le précédent, sous la supervision et avec le commentaire de Laurent, ce manuscrit contient un frontispice décoré et 142 enluminures. La mise en page et les choix iconographiques témoignent d’une mise au goût du jour des modèles carolingiens (cf. BnF, lat. 7899), de la façon d’interpréter l’Antiquité de la part de Laurent, ainsi que de l’influence que certains textes et commentaires (Tite-Live, Valère Maxime, Isidore de Séville, etc.) ont pu exercer sur les indications que Laurent a fournies aux artistes pour la réalisation du décor. Hedeman s’intéresse ensuite à l’apport de Jean Lebègue dans la production des manuscrits du »De Catilinae coniuratione« et du »Bellum Iugurthinum« de Salluste. Secrétaire du roi dès 1390 et greffier de la Chambre des comptes à partir de 1407, Lebègue partage avec le milieu humaniste l’intérêt pour la production de livres et pour la diffusion des textes de l’Antiquité. Bien qu’il ne soit pas impliqué au même niveau que Laurent dans la production de manuscrits, il transcrit le »Liber colorum« (BnF, lat. 6741) en 1431 après l’avoir traduit de l’italien au latin; il participe également à la production de plusieurs copies d’œuvres de Salluste, dont deux copies jumelles du »De Catilinae coniuratione«, l’une destinée à sa propre collection (BnF, lat. 5762) et l’autre pour Louis d’Orléans (BnF, lat. 9684), ainsi que d’un guide pour l’illustration des »Histoires« (Oxford, Bodl. Libr., D’Orville 141), qui reflète le cycle présent dans le manuscrit Genève Ms. lat. 54 et dans un autre manuscrit en mains privées. Hedeman illustre en détail les rapports entre ces manuscrits, en insistant notamment sur les procédés qui caractérisent ces cycles, à savoir l’amplification visuelle et l’assimilation du passé romain avec les événements marquant la France du XVe siècle.

La deuxième partie (p. 125–204) examine comment la »traduction visuelle« s’opère dans les manuscrits qui transmettent les ouvrages traduits par Laurent: le »De senectute« de Cicéron (1405), le »De casibus virorum illustrium« (1409/1410) et le »Decameron« (1416) de Boccace. L’usage d’amplifications textuelles pour rendre plus claires les obscures sentences latines (que Laurent annonce dans ses prologues et utilise dans ses traductions) exerce une forte influence sur l’iconographie. C’est le cas dans le »De senectute« (Paris, BnF, lat. 7789), manuscrit bilingue réalisé pour Louis de Bourbon, dont l’illustration inspire la comparaison entre le milieu de production du texte latin (Cicéron/Caton et le dédicataire Atticus) et celui de production de la traduction française (Laurent et Louis de Bourbon). Concernant la traduction du »De casibus«, Hedeman étudie les manuscrits dont la réalisation a été supervisée directement par Laurent (Genève, Mss. 190/1 et 190/2 destinés à Jean, duc de Berry, et Arsenal, Ms-5193 rés., destiné à Jean sans Peur, duc de Bourgogne) soulignant la présence dans leur riche décor d’amplifications visuelles à contenu politique pouvant faire allusion à la guerre entre Armagnacs et Bourguignons. Cette transposition moderne de l’illustration s’applique également à la traduction du »Decameron« (BAV, Pal. lat. 1989), dont une partie des images glose les événements du XVe siècle.

Dans la troisième partie (p. 205–282), l’auteur envisage le sort de ces cycles iconographiques, qui avaient été soigneusement conçus par Laurent et Lebègue en accord avec les ateliers, lorsqu’ils se diffusent dans d’autres manuscrits sans la supervision directe de leurs concepteurs initiaux. Hedeman identifie puis analyse deux tendances: d’un côté la reprise à l’identique, de l’autre la simplification ou normalisation, tendant à rapprocher ces cycles des illustrations couramment utilisées pour accompagner les textes historiques ou moraux. Elle remarque aussi que les manuscrits enluminés contenant les textes latins de Laurent et de Lebègue ont eu un impact limité dans la diffusion de modèles, alors que les cycles véhiculés dans les manuscrits des traductions françaises ont eu beaucoup plus de succès et se sont transmis, et transformés, jusqu’aux éditions imprimées du XVIe siècle.

Le volume est enrichi de 5 appendices bien utiles: les deux premiers permettent de comparer aisément la mise en page des manuscrits du »De Catilinae coniuratione« et du »Bellum Iugurthinum« de Salluste supervisé par Lebègue; le troisième propose une sélection d’extraits de traductions françaises glosant la cérémonie romaine du triomphe; le quatrième explicite la structure du manuscrit bilingue du »De senectute«; le cinquième liste les amplifications visuelles contenues dans les manuscrits du »Des cas« réalisés pour Jean de Berry et Jean sans Peur. Le livre se termine par un volumineux appareil critique, une bibliographie fournie et un index réunissant noms propres, personnages, manuscrits, etc.

En définitive, l’étude permet de mieux saisir les rapports entre texte et image dans un échantillon de manuscrits témoignant de l’apport des premiers humanistes français; il montre comment l’amplification rhétorique, souvent utilisée par les traducteurs pour expliciter le texte source, peut se conjuguer avec un programme iconographique sciemment conçu pour faciliter la lecture et la rendre le plus possible profitable aux lecteurs du début du XVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Graziella Pastore, Rezension von/compte rendu de: Anne D. Hedeman, Visual Translation. Illuminated Manuscripts and the First French Humanists, Notre Dame (University of Notre Dame Press) 2022, 394 p., 183 col. fig. (The Conway Lectures in Medieval Studies, 2013), ISBN 978-0-268-20227-9, USD 80,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96753