Cet ouvrage présenté ici mène une recherche originale sur un artefact médiéval qui a été longtemps considéré comme anhistorique: le rouleau liturgique hébreu (»Sefer Torah«) contenant le Pentateuque de la Bible et utilisé dans les synagogues pour la liturgie publique. L’autrice propose de l’approcher comme un phénomène particulier de la tradition écrite juive autant d’un point de vue de la production matérielle de l’écrit que d’un point de vue théologique et social. De tous les écrits sacrés (rouleaux, megillot, mezuzot et tefillin), rien n’attire autant l’attention des autorités normatives rabbiniques que la production des rouleaux de Torah, et ce depuis l’Antiquité tardive, preuve d’une idéalisation prononcée et d’une théorisation de l’objet.
L’autrice a choisi d’étudier le rouleau produit au Moyen Âge en monde ashkénaze, en France et en Allemagne, participant du renouveau des études de la dernière décennie sur les bibles médiévales de ces espaces. Évoquant les recherches très récentes dans son chapitre introductif (p. 2–13), elle défend que la façon de concevoir et réaliser concrètement un rouleau de Torah a subi un processus de transformation continu entre le 11e et le 15e siècle dans lequelle une dimension symbolique serait devenue de plus en plus forte. L’objectif du travail est donc d’évaluer, à partir de sources majoritairement textuelles soit antiques soit médiévales (avec parfois des appels au contemporain), ce que devait faire/produire un scribe, une évolution de pratiques, et de vérifier qu’il ne s'agisse pas uniquement d’un débat interne au judaïsme mais que ces modifications soient sans doute liées au contexte judéo-chrétien lui-même, donc à des relations ambivalentes à ce contexte général et englobant, »catalyseur de transformations« (p. 7).
L’autrice se situe elle-même dans les pas d' historiens tels que Güdeman, Berliner, Baron, Abraham, Katz et plus récemment, Yuval, Marcus et Baumgarten suivant le concept de inward acculturation, un modèle sociologique et anthropologique qu’il faudrait discuter davantage. Il permet toutefois d’expliquer comment des éléments perçus ou définis comme »non-juifs« se retrouvent entièrement intégrés aux traditions juives. Dans cette approche, il est donc explicitement choisi de rapprocher souvent les concepts juifs et chrétiens de l’écrit sacré dans la culture médiévale.
Le deuxième chapitre s’intéresse au souvenir culturel produit par les écrits sacrés, suivant la théorie de l’égyptologue Jan Assman. Dans ce cadre, deux thèmes sont abordés: d’abord le fait que l’artefact hébraïque du rouleau de Torah utilisé à la synagogue serait le représentant de l’identité juive en Diaspora médiévale, l’objet étant lui-même un souvenir mimétique, chosifié et communicatif d’un lieu du passé (le second Temple) créant une mémoire collective traditionnelle. Le rouleau hébreu est rapproché d’un artefact homologue, l’évangéliaire latin, utilisé aux messes publiques. Pour les laïcs chrétiens, ce livre représenterait la croyance et porterait la symbolique de la messe à partir du 12e siècle, le livre (latin) manifestant la présence du Christ, y compris par l’iconographie.
Le troisième chapitre analyse les matériaux et matières utilisés pour l’écriture des rouleaux de Torah, des tefillin et des mezuzot, à savoir les supports d’écriture, l’encre, et le qulmus (plume ou calame servant à écrire), ce qui les rend purs et utilisables. L’évangéliaire latin médiéval est alors analysé ici comme un représentant de la croyance chrétienne.
Le quatrième chapitre très fourni (p. 61–140) ouvre une discussion sur la production de matériaux d’écriture rituels purs au Moyen Âge, entre acculturation et démarcation. Le material turn des années 80 rend les artefacts actants. L’autrice évoque d’abord ce que les autorités talmudiques et Maïmonide établissent comme conditions d’obtention d’un support apte à l’emploi en terre d’Islam, puis par comparaison, évalue les préconisations de confection en terre de Chrétienté (gvil, qlaf et duchsustos hébreux versus parchemins latins). Une analyse des théories rabbiniques de consécration des supports d’écriture, dans le Talmud, puis en monde musulman et chrétien médiéval, incluant les théories des tossafistes de France septentrionale, ceux de Provence et d’Espagne septentrionale, ainsi que le cas de Meïr de Rothenburg et son école.
Ce long chapitre cherche également les fonctions possibles de toutes les actions rituelles incluses dans la pratique de la production d’un rouleau de Torah, et des corrélations »Temps, Espace, Performance, Objet, Sonorité«. Ainsi, l’autrice se penche sur la signification symbolique de la matière du livre chrétien (p. 114–125) et son influence probable sur les scribes juifs. Enfin, elle revient en dernier lieu sur la discussion halakhique médiévale autour de la confection de l’encre et du qulmus servants à écrire.
Le cinquième chapitre se focalise sur les théories des »livres saints« dans le célèbre »Sefer Hassidim«, livre du courant piétiste juif des Hassidei Ashkenaz, bien connu depuis les travaux effectués sous la direction de Colette Sirat (1996). Ce courant présente, selon l’autrice, l’écriture des livres sacrés entre halakhah (jurisprudence rabbinique hébraïque) et magie. Puis, dans un souci de mettre en relation le courant juif à un contexte piétiste chrétien existant à la même époque, elle approche la spiritualité chrétienne et monacale au regard des piétistes ashkénazes qui cherchent à s’en séparer absolument y compris dans la mélodisation des textes (p. 159), ce qui vaut pour ce courant spécifique (en réaction à des pratiques plus courantes?).
Les sixième et septième chapitres, toujours dans ce contexte spécifique des Hassidei Ashkenaz, décrivent le scribe idéal et les pratiques magiques inhérentes à la production d’écrit portant le nom de dieu sous forme du tétragramme (Y.H.W.H./יהוה). Le huitième chapitre aborde longuement la notion de canonisation dans les textes décrivant les pratiques médiévales européennes de l’écrit, mais de facto se concentre exclusivement sur les textes élaborant des stratégies appliquées aux rouleaux de Torah hébreux. Le neuvième chapitre s’interroge sur les textes relatant la signification des lettres, à savoir des tagin (petits signes rajoutés à certaines lettres) et de lettres réalisées différemment en monde ashkénaze médiéval, faisant écho à l’approche mystico-linguistique liée au »Sefer Yetsira«.
Le dernier chapitre suggère une relation entre théories rabbiniques et spéculations mystiques dans la littérature concernant les scribes, en particulier chez le Catalan Nahmanide, chez Meïr de Rothenburg, et chez Yom Tov Lipman et son »Sefer alfabeta« centré sur la forme des lettres, à notre avis peut-être lié au genre médiéval des commentaires des lettres de l’alphabet, par exemple celui du cabaliste séfarade Jacob ben Jacob ha-Cohen (13e siècle).
En conclusion, l’autrice rappelle à juste titre que les pratiques juives de l’écrit sacré semblent, d’après les sources rabbiniques, être des »secrets de familles«, certaines de ces dernières étant décrites comme très spécialisées. L’index informe précieusement de toutes les sources invoquées ou analysées. On ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage de grande qualité qui ouvre la voie à de nouvelles interrogations. Il resterait également à continuer de rapprocher ces théories textuelles des sources réelles préservées, souvent fragmentaires et encore non analysées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Élodie Attia, Rezension von/compte rendu de: Annett Martini, »Arbeit des Himmels«. Jüdische Konzeptionen rituellen Schreibens in der europäischen Kultur des Mittelalters, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 347 S., 79 Abb. (Studia Judaica, 115), ISBN 978-3-11-072190-4, EUR 92,95., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96756