Deux nouveaux volumes viennent enrichir la belle série »A Survey of Manuscripts Illuminated in France«, qui couvrait déjà le XIIe siècle, la période gothique et la Renaissance. Attendus avec impatience, ils comblent opportunément le manque d’un tel outil pour la période préromane, d’autant plus que depuis vingt ans se sont multipliés les travaux sur les manuscrits enluminés du haut Moyen Âge. Le premier volume (288 pages) comprend une introduction (p. 15–36), suivi de 341 illustrations et d’une bibliographie (p. 243–288). Le second volume (420 pages) contient les notices des cent manuscrits retenus dans le corpus.

L’empan chronologique embrassant quatre siècles pose d’emblée de délicates questions de nomenclature abordées par l’auteur dans son introduction puisque la production de manuscrits enluminés »en France«, comme l’impose la thématique de la collection, est ici abordée en des siècles ou cette entité politique et géographique n’a pas encore de réalité. La solution consistant à retenir l’épithète »Franc« est habile. En effet, la période retenue correspond aux siècles de la post-romanité à partir du règne de Clovis jusqu’à l’émergence du royaume de France à la fin du Xe siècle, au cours de laquelle l’ancienne Gaule et ses marges sont dominées par des souverains d’ascendance franque. Le périmètre du corpus est également un point délicat puisque l’entreprise repose sur un principe non pas d’exhaustivité, ce que d’autres outils dédiés à des repérages systématiques de manuscrits (avec et sans décor) prennent déjà en charge, mais de représentativité.

Les choix défendus par Lawrence Nees sont fondés sur des principes (et leurs limites) expliqués dans l’introduction. L’auteur distingue notamment l’enluminure et l’illustration des manuscrits. En retenant prioritairement les livres illustrés, c’est-à-dire contenant de la figuration humaine (parfois en contexte narratif), le groupe qui en résulte ne reflète pas complètement la richesse et l’inventivité visuelle des peintures du haut Moyen Âge où se développe un langage ornemental nouveau. Cette option a pour conséquence de valoriser des continuités avec l’héritage méditerranéen, au détriment de démarches créatrices, que l’attention accordée aux lettrines permet toutefois de nuancer.

Nees opte également pour une exclusion des manuscrits présentant des caractéristiques insulaires dans leur décor, à quelques exceptions près. En 1978, l’ouvrage de J. J. G. Alexander »Insular Manuscripts, 6th to the 9th century« de la série »A Survey of Manuscripts Illuminated in the British Isles« choisissait d’intégrer un certain nombre de cas de provenance continentale assurée, en particulier d’Echternach. Voyant à juste titre la Manche comme un lien et non une séparation entre le continent et le monde insulaire, il avait une définition large de cette aire culturelle, cohérente avec les nombreuses fondations monastiques essaimées bien au-delà de l’Irlande et de la Grande-Bretagne. Parce que certains de ces cas, qui auraient pu légitimement rejoindre une sélection représentative de la production en territoire franc, bénéficient déjà d’une notice dans le volume de J. J. G. Alexander, Nees choisit de ne pas les retenir à nouveau. L’argument s’entend bien pour la production epternacienne, mais moins pour d’autres sous-ensembles, par exemple celui qualifié du terme (certes problématique) de franco-saxon. Là aussi, un volume antérieur, dernier opus du corpus de Wilhelm Koehler et Florentine Mütherich (»Die karolingischen Miniaturen«) intitulé »Die frankosächsische Schule« (2009) offrait une étude approfondie et une présentation systématique des manuscrits à peintures des trois principaux scriptoria concernés.

L’inclusion des Évangiles de François II (Paris, BnF, latin 257) (cat. 72) permet que soit représentée cette production originale par l’une de ses œuvres les plus remarquables, combinant une figuration d’inspiration antiquisante à un répertoire d’ornements graphiques, géométriques et zoomorphes. Mais prendre en compte la »Seconde Bible de Charles le Chauve« (Paris, BnF, lat. 2) aurait pu servir l’un des buts revendiqués de cet ouvrage: donner une vue plus nuancée, plus juste du corpus des livres ornés du haut Moyen Âge.

En effet, son appréhension a parfois souffert d’une focalisation sur l’interprétation de la figuration méditerranéenne alors que l’originalité de la production visuelle de cette période réside en sa diversité, marquée notamment par la réception de l’ornementalité insulaire (mais on rebondit ici sur l’un des cadres fixés par l’auteur lui-même). La présence d’un langage visuel bidimensionnel fondé sur la géométrie et la stylisation n’est pas le seul fait de la présence de missions monastiques irlandaises et anglo-saxonnes mais représente un versant à part entière des différents courants stylistiques de l’art du continent où ne se contredisent pas ornement et figuration. Les lettrines ornées, le décor des tables de canons d’un très grand nombre de manuscrits témoignent de l’intégration de ces modalités plastiques à ce que maîtrisent de nombreux peintres.

Cette diversité est cependant mise en évidence par l’attention portée par l’auteur à donner une vue équilibrée des différents centres de productions et des différents types de livres ayant reçu de la figuration et/ou un décor pendant cette période. En effet, les manuscrits royaux/impériaux de l’époque carolingienne, souvent à contenu biblique ou destinés au service divin, ont occupé une place quelque peu disproportionnée, alors qu’ils ne représentent qu’un faible pourcentage de l’ensemble. Il faut saluer ici la démarche de Nees visant à mettre en avant des livres qui ne sont pas nécessairement des commandes de souverains (la période précarolingienne n’en compte de toute façon aucun) et conserve d’autres types de textes tels que des commentaires bibliques à gloses marginales (cat. 44), des poèmes (cat. 86), de la littérature (cat. 59), des textes scientifiques (cat. 63 et 65), des textes de controverse doctrinale (cat. 31), un volume culinaire (cat. 54). D’autres sont des découvertes récentes telles que ce folio illustré du commentaire de Bède sur l’apocalypse (cat. 93).

Le remarquable intérêt du panorama qui en résulte répond aux reproches que l’on pourra toujours adresser à certaines exclusions (comme nous le faisions plus haut). Il faut bien admettre que l’attention un peu trop exclusive accordée aux grands manuscrits somptuaires carolingiens dans de nombreux travaux a eu pour conséquence de ne pas prendre suffisamment en compte d’autres œuvres, non moins intéressantes et témoignant également de la qualité artistique et conceptuelle de la production livresque de cette période. Ce travers a également eu pour conséquence de favoriser une approche selon une dialectique centre/périphérie et par chef-d’œuvre, catégories dont la pertinence heuristique est aujourd’hui discutée. Les travaux de Beatrice Kitzinger sur les manuscrits bretons des IXe–Xe siècles et sur les Évangiles d’Angers ont déjà contribué à modifier cette focale.

Le présent volume va permettre aux chercheurs, mais également aux étudiants, d’aborder le décor des manuscrits du haut Moyen Âge de façon beaucoup plus équilibrée. Les notices permettent d’avoir une connaissance très précise du décor, de sa répartition dans le volume, ainsi que des aspects matériels et codicologiques détaillés dans la première rubrique. L’apparat bibliographique, attendu dans ce genre d’outil, est également bienvenu. On peut toutefois exprimer un petit regret quant au peu de place fait à une présentation précise du contenu textuel de chaque manuscrit et de sa répartition physique dans le volume. Par exemple, les Évangiles d’Otfrid de Weissenburg (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 2687, cat. 81,) ne contiennent pas le texte original des Évangiles mais une paraphrase en haut-allemand en cinq livres, appartenant plutôt au domaine des »harmonies« évangéliques, et relevant plutôt du domaine littéraire, alors que l’entête de la notice indique »Gospels«. L’historiographie et les notices des bibliothèques sont souvent bien pourvues en éléments renseignant sur la version latine de la Bible, ou bien sur la transmission de tel traité, et peuvent pallier ce manque.

Cela ne ternit en rien le considérable apport scientifique que représentent ces deux très beaux volumes, très bien illustrés, fruit de longues années de travail et d’examen minutieux (et direct) de la plupart des manuscrits présentés. S’y ajoute l’inépuisable érudition de l’auteur, l’un des principaux spécialistes en histoire de l’art du haut Moyen Âge, à même d’éclairer et de contextualiser dans ses commentaires et ses notices l’extraordinaire richesse iconographique et artistiques de ces livres qui, rappelons-le, recèlent quantitativement la plus grande part des images conservées dans le monde latin pour l’époque préromane; les décors monumentaux et les objets n’étant, dans le meilleur des cas, que partiellement conservés.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Orange Poilpré, Rezension von/compte rendu de: Lawrence Nees, Frankish Manuscripts. The Seventh to the Tenth Century, 2 vol., London (Harvey Miller) 2022, 712 p. (A Survey of Manuscripts Illuminated in France, 2), ISBN 978-1-872501-25-3, EUR 295,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96759