Froissart est l’objet d’un certain nombre de publications récemment1. Aujourd’hui nous avons le mémoire d’habilitation à diriger des recherches de Patricia Victorin (soutenu en 2013). Pour ce travail, celle-ci s’inscrit dans le mouvement de l’étude de la réception des œuvres, à la suite de l’ouvrage de Christine Ferlampin-Acher publié en 2017, »Arthur après Arthur. La matière arthurienne tardive en dehors du roman arthurien (1270–1530)«. Mais là, Patricia Victorin est plus ambitieuse dans la durée, cependant son domaine reste celui de la langue française, entre l’achoison (circonstance fortuite, rencontre au hasard) et l’acointance (rencontre, fréquentation, puis familiarité, affinité, intimité, voire amitié) chez les historiens et les écrivains. Elle présente ses recherches en quatre grandes parties inégales: »Entre érudition et fiction: la fabrique des ›Chroniques‹« (p. 17‑156), »Entre érudition et fiction: la fabrique de Froissart« (p. 157‑275), »Des usages historiographiques et idéologiques de Froissart« (p. 277‑340), »Des usages littéraires de Froissart, ou de l’›achoison‹ à l’›accointance‹« (p. 341–439).
La première partie est consacrée au texte des »Chroniques«, et d’abord de leur édition imprimée, qui a eu lieu dès la fin du XVe siècle. Le lecteur, sur lequel est aussi portée l’attention, avait d’abord à sa disposition un »Froissart défiguré«, dont une édition érudite est préparée à partir de 1778, avant la grande édition d’un »Froissart illisible« par Kervyn de Lettenhove à partir de 1870, mais qui est contrecarrée par le »Froissart restauré« de Siméon Luce pour la Société de l’histoire de France dès 1869. Le chroniqueur a défini son travail d’historien dans ses prologues, mais c’est son œuvre même qui est utilisée après lui pour écrire l’histoire, en Angleterre, en France, dès la fin du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle avec Michelet.
Après la construction ou reconstruction des »Chroniques«, vient dans un deuxième temps celle de leur auteur, affublé d’abord d’une biographie romanesque par l’érudit La Curne de Sainte-Palaye (1736), puis de portraits psychologisants lui attribuant une soi-disant naïveté. Malgré tout, il fait partie, soit en trio, soit en duo des grands historiens médiévaux: avec Villehardouin et Joinville, ou contre »Commynes«. Il ne faut pas oublier que Froissart était aussi poète (Sainte-Beuve l’a comparé à La Fontaine) et romancier, mais sa langue était-elle une langue neuve ou décadente?
La Révolution française a éveillé le goût du Moyen Âge, notamment chez les romantiques. L’usage historiographique et idéologique qui a été fait de Froissart est étudié à travers les exemples de Jacques d’Artevelde, d’Étienne Marcel et de la Grande Jacquerie. D’autre part, le règne de Charles VI a été vu comme l’un des plus sombres de l’histoire de France (par Guizot): il est illustré ici par les exemples de la folie du roi, du bal des Ardents, du combat des Trente. De plus, Froissart étant devenu un monument historiographique qui était enseigné dans les écoles, il fallait qu’il fût aussi un monument public, tel à Valenciennes, son lieu natal.
Enfin, des écrivains se sont »frottés« à Froissart. Pourtant, chronologiquement, le premier qui aurait dû le faire, Sade avec son »Histoire secrète d’Isabelle de Bavière« ne l’a pas lu, ce qu’ont fait Aloysius Bertrand, même s’il ne le cite pas, dans son »Gaspard de la Nuit« (prose »Les Grandes Compagnies«) et Prosper Mérimée avec sa pièce »La Jacquerie. Scènes féodales«. Les emprunts sont beaucoup plus importants dans le »Tristan le Voyageur, ou la France au quatorzième siècle« de Marchangy (1825–1826) et dans les »Mémoires d’un vilain du quatorzième siècle« de Collin de Plancy (1820). Flaubert et Nerval l’ont aussi lu ou utilisé, de même que William Morris. Cependant, c’est surtout Walter Scott et à sa suite Alexandre Dumas (»Isabel de Bavière«, »La Comtesse de Salisbury«, »Gaston Phœbus«, »Le Bâtard de Mauléon«) qui jouèrent un rôle important dans la promotion de Froissart au XIXe siècle. Le XXe siècle a été l’époque de l’oubli et du retour du refoulé: Giono l’a lu durant la guerre, Céline l’a réécrit dans »Nord«.
Dans sa conclusion, Patricia Victorin rappelle son travail d’»exhumation des sources et reconstitution des processus de fabrication et de restauration« qui »témoigne d’un intérêt jamais démenti du XVe au XIXe siècle pour le chroniqueur«. Aujourd’hui, une édition imprimée complète des »Chroniques« semble impossible (la Société de l’histoire de France, hélas, n’a pu la mener à bien), mais tout le monde peut avoir accès à Froissart grâce à son édition en ligne, »The Online Froissart«.
P. Victorin donne malheureusement une »bibliographie sélective« et thématique mais forte de plus de trente pages (p. 445–478) et deux courts index. On se demande pourquoi l’éditeur a publié des illustrations en noir et blanc, où l’on ne discerne pas grand-chose dans certaines.
Patricia Victorin offre un beau mémorial à Froissart, fort critiqué comme historien, mais dont on ne cesse de découvrir ou redécouvrir la richesse comme auteur à travers les siècles.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Patricia Victorin, Froissart après Froissart. La réception des Chroniques en France du XVe siècle au XIXe siècle, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 492 p. (Interférences), ISBN 978-2-7535-8602-4, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96770