On connaît la remarque cinglante de Frédéric II de Prusse à propos des petits princes d’Empire qui se couvraient de ridicule par la constitution d’armées, la construction d’ersatz de Versailles et l’entretien de »Maintenon«, qui dépassaient leurs capacités financières et politiques. La recherche d’une contenance en décalage avec la réalité politique participe des images fortes d’un espace germanique morcelé et est largement confirmée ici par les études proposées dans ce très riche volume.

Une des singularités du Saint-Empire est effectivement d’être traversé par une forte tension entre un statut »princier« généralement, mais pas nécessairement lié à l’immédiateté, et la réalité de territoires qui s’inscrivent sur une large échelle de la puissance politique. De fait, les historiens ont pris l’habitude d’utiliser l’adjectif »petit« pour qualifier les états les moins signifiants comme »faibles«, d’où découle le concept de Kleinheit, mais aussi de Kleinstaaterei pour recouvrir une réalité politique constitutive – et partant singulière – de la structuration politique et sociale du Saint-Empire.

L’approche historique de cette réalité socio-politique s’est en particulier opérée par la dignité de prince d’Empire dont l’introduction du présent volume fait état des renouvellements. L’identification comme groupe (au sens institutionnel comme social ou culturel) et les propositions de taxinomie politique (pour P. Moraw, 60 % sont des princes faibles) ont pu renforcer une lecture corporatiste de la structure impériale. Les réflexions sur la petitesse étatique à l’aune des renouvellements de l’histoire de l’État ou les approches dynastiques et matrimoniales, socio-urbaines (Residenzenforschung), culturelles et matérielles (la culture de cour) ont nécessairement donné des moyens d’évaluer la place des »petits princes« d’Empire. Reste cependant qu’il apparaît complexe de circonscrire cette Kleinheit au vu de la très grande diversité des situations, tant du point de vue du statut (états immédiats ou apanages), du degré d’indépendance de la dynastie régnante au regard des grandes maisons princières de l’Empire, du charisme du prince ou encore des évolutions institutionnelles ou géopolitiques (avant et après 1648). De la même manière, y a-t-il un seuil critique en termes de pouvoir, d’illustration ou de population?

Sans pouvoir évidemment couvrir tous les aspects de la question, les treize communications rassemblées dans ce volume issu d’un colloque organisé en avril 2016 à Dessau – les bibliographies courent jusqu’au début des années 2020 –, ne peuvent éclairer tous les aspects, mais ouvrent le champ de nouvelles réflexions, dont les deux directeurs du volume précisent qu’il faudra encore plus significativement les élargir, et en particulier aux femmes. Il s’agit ici essentiellement de proposer une perspective comparatiste qui éclaire la diversité des marqueurs de la »petitesse« sur l’arc chronologique large, 1300–1800, de l’histoire du Saint-Empire. Ces marqueurs apparaissent ici multiples et contradictoires. Même si leur mobilisation est toujours liée à un contexte particulier, le plus souvent la défense des intérêts du petit contre les ambitions du grand voisin, l’éventail est large et conjugue le matériel et le symbolique de façon étroite, à l’image des renouvellements fondamentaux de l’historiographie du Saint-Empire depuis vingt ans: statut et capacité politique ou militaire, fortune, mobilisation d’une agency familiale ou impériale, mais aussi l’insertion dans une société des princes par le port d’un nom prestigieux ou l’attache à une dynastie (la question des apanages), ou des leviers de la communication. Le panel retenu articule aussi des échelles diverses, depuis les études de groupes aux études de cas plus focalisées, qui offrent une grande variété de méthodes d’approches du phénomène.

Après avoir évoqué les évolutions socio-politiques qui expliquent la complexité de la hiérarchie princière, K.-H. Spiess propose ainsi une réflexion sur l’élaboration d’une taxinomie des princes pour l’époque médiévale à partir des titres, de la capacité d’action politique, de la richesse et des réseaux matrimoniaux. A. Pečar circonscrit en revanche sa réflexion à l’étude d’un prince, Leopold III d’Anhalt-Dessau, en plaidant pour une approche par les représentations qui met en lumière la similitude des pratiques discursives communes aux »petits« et aux »grands« princes, au-delà (et en décalage) des capacités politiques réelles, ce que montre également R. G. Werlich plus loin dans le volume à travers l’homogénéisation d’un discours héraldique au cours des XIVe‑XVe siècles à partir du cas des ducs de Mecklembourg. Le capital symbolique accumulé par Léopold d’Anhalt-Dessau – en particulier par la réputation du jardin de Wörlitz – permet d’occulter une réalité politique moins reluisante. À sa suite, P. Beckus montre comment ces mêmes critères symboliques ont permis la survivance des petites principautés d’Anhalt après 1806, malgré la faiblesse réelle des territoires. Cette question de la mobilisation d’un capital politique constitue également le cœur de l’étude de F. Hormuth qui met en lumière les stratégies développées au XIVe siècle par les ducs de Saxe-Lauenburg, pour tenter de s’émanciper de l’électorat dont leur territoire vient tout juste d’être extrait. S’y conjuguent ainsi discours historiques et généalogiques, juridiques et pratiques matrimoniales qui leur permettent de solidifier une position initialement précaire au sein de l’espace impérial. V. Czech s’attèle quant à lui à questionner l’élaboration de hiérarchies internes à la lumière des difficultés liées au processus d’élévation princière. La relativité de la cohérence entre l’obtention du titre et le capital politique effectif tout comme le cantonnement des nouveaux dans une catégorie qui les distingue des »anciens« princes, suggèrent qu’une intégration parmi les princes n’était pas nécessairement synonyme de succès. À l’image des dynasties régnantes, le développement du culte de saints dynastiques offre un autre levier de contenance pour ces petits princes, ici étudié par H. Krieg à partir du cas du margrave Bernhard II de Bade (1428–1458) dont le procès en canonisation est du reste toujours en cours. Chercher des terrains d’illustration à l’extérieur de l’espace germanique constitue une autre stratégie de renforcement des positions politiques, à l’image de la politique orientale menée par certains Welf à la fin du Moyen Âge tant dans l’établissement de liens avec Chypre et Byzance que dans la tentative d’élaboration de dominien lointains (F. M. Schnack). De la même manière, M. Greinert explore l’instrumentalisation par les Schleswig-Holstein-Gottorp, branche issue de la maison d’Oldenburg initialement très dépendante de la politique des grands riverains de la Baltique, des liens tissés dans et hors de l’Empire avec différentes maisons princières (Hesse, Wettin, Suède, Danemark ou Russie) qui leur a permis d’irriguer plusieurs dynasties régnantes. M. Sikora s’intéresse également aux politiques matrimoniales en posant la question de la place des mésalliances. Enfin, A. Schmidt interroge les ressorts de la faiblesse à travers le cas spécifique des principautés ecclésiastiques à la fin du Moyen Âge.

Transparaissent donc de multiples fils rouges qui s’entremêlent habilement pour suggérer la diversité des démarches possibles, même si la récurrence du constat de la performativité des pratiques discursives confirme surtout l’importance d’une approche désormais symbolique des structurations impériales dans le champ de la recherche sur le Saint-Empire.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Oliver Auge, Michael Hecht (Hg.), »Kleine Fürsten« im Alten Reich. Strukturelle Zwänge und soziale Praktiken im Wandel (1300–1800), Berlin (Duncker & Humblot) 2022, 473 S., 52 Abb. (Zeitschrift für Historische Forschung. Beihefte, 59), ISBN 978-3-428-18427-9, EUR 79,90., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96838