Issu d’un colloque organisé à Amiens en 2017, dans le but d’interroger la pertinence de la notion de »propagande« rapportée à l’époque moderne, ce livre rassemble dix communications sans compter l’introduction et la conclusion des initiateurs, ainsi qu’un prologue de Joël Cornette. Historiens et historiennes, historiens et historiennes de l’art, littéraires ou politistes, les auteurs et autrices ont tenté de se confronter à un de ces »concepts nomades«, chers à Olivier Christin. Toutefois sa fluidité est telle qu’elle finit par obscurcir son objet, cette »propagande« qui avait encore, en 1939, son ministère à Berlin mais aussi à Paris, avant que le mot ne se charge définitivement d’une connotation péjorative. Même si la Sacra Congregatio de Propaganda Fide était bien née en 1622 et si elle visait à évangéliser les peuples, le mot méritait, tout autant que les deux verbes pascaliens, »persuader et convaincre«, une confrontation à l’échelle des quatre siècles qui précèdent son installation définitive dans le vocabulaire courant. Divisé en trois parties, »Plumes en guerre«, »(Dé)monstration de pouvoir« et »Charmer le cœur et convaincre l’âme«, l’ouvrage examine les rhétoriques partisanes déployées par les différents pouvoirs, politiques, religieux ou culturels, de l’invention de l’imprimerie à la veille de la Révolution française. Joël Cornette rappelle en préambule les travaux de Christian Jouhaud et d’Hélène Duccini sur la propagande à l’époque de la Fronde et du Roi-Soleil, et sur la prolifération des pamphlets au moment où se forme une véritable opinion publique. Les caricatures hostiles aux souverains, de Henri III à Louis XVI, qu’a étudiées Annie Duprat, et l’image noire de Louis XIV vieillissant, analysée par Isaure Boitel, montrent d’ailleurs les limites des propagandes royales et la capacité des récepteurs à subvertir les messages censés les mettre à l’unisson du pouvoir.
Pour souligner la plasticité de la »persuasion« mise en œuvre par l’entourage du prince de Condé comme par le »parti« catholique lors des premières guerres de religion, Tatiana Debaggi Baranova analyse les arguments rhétoriques des deux camps, écartant ainsi le concept de propagande jugé trop univoque. C’est peut-être ici que la volonté de refuser un concept jugé anachronique perd une part de sa consistance car la propagande, comme la persuasion, est tout à fait capable de s’adapter au terrain sur lequel elle se déploie et de changer son argumentaire quand il perd de sa crédibilité. Toutefois cette opposition entre deux notions permet de mettre en exergue le passage d’un mode argumentaire hérité du passé à un autre, plus adapté aux réalités d’une époque où la politique concerne de plus en plus de sujets et nécessite de passer à une action psychologique davantage organisée et centralisée. Stéphane Haffemayer étudie la manière dont le massacre des Vaudois en Savoie en 1655 fut utilisé par Cromwell et son entourage pour mettre en évidence la fureur sanguinaire des catholiques. Il n’hésite pas à parler de propagande, signe de la fragilité du débat sémantique à propos du XVIIe siècle. L’étude de la presse politique, telle qu’elle apparaît dans l’Europe francophone au même moment, permet à Marion Brétéché de voir concrètement comment le pouvoir utilise les gazettes pour informer et communiquer sa vision des événements en France, et comment, dans les Provinces-Unies, fonctionnent les journaux imprimés dans la même langue. Ici, ce sont les libraires qui rémunèrent les rédacteurs et qui décident d’employer tel écrivain plutôt que tel autre. Cela n’empêche pas d’apercevoir, à certains moments, une volonté de plier la présentation des faits à la perspective des autorités, mais cette interprétation s’efface la plupart du temps, obligeant l’observateur à nuancer sa lecture des journaux soumis à des logiques multiples et variables. Le dernier texte de la première partie, celui d’Héloïse Hermant, porte sur l’Espagne du XVIIe siècle. La chercheuse met en évidence ce qu’elle appelle des »constellations textuelles polyphoniques« en analysant les libelles publiés pendant la minorité de Charles II et hostiles au favori de la régente, Juan Everardo Nithard. Le surgissement d’acteurs secondaires, les dominicains contre les jésuites, confirme l’impossibilité de traiter l’analyse des libelles de façon unilatérale en termes de propagande au service d’un camp ou d’un autre. Là encore, la polyphonie des textes, la pluralité des acteurs et la superposition des réseaux de diffusion inviteraient à retarder l’irruption d’une propagande conçue comme l’arme destinée à fabriquer une opinion.
La deuxième partie du volume débute par une étude des jetons royaux au XVIIe siècle. Pour son autrice, Sabrina Valin, il s’agit bien d’instruments au service d’une authentique propagande monarchique au même titre que les almanachs royaux ou les portraits officiels. Tant par la gravure présente à l’avers que par la devise, au revers, la gloire du monarque, ses vertus, ses contributions au bonheur public sont mises en avant ou soulignées sur ces jetons distribués ou réellement »jetés« au peuple lors de certaines cérémonies. L’étude des ballets de cour, eux aussi destinés à être montrés, permet à Marie-Claude Canova-Green de revenir sur ces objets souvent délaissés par la recherche et pourtant tout aussi significatifs des mises en scène, et même de la »publicité« du pouvoir au Grand Siècle. C’est par le livret qui explicite l’argument du ballet que passe la volonté de montrer et de faire admirer l’objet même du ballet que ne verront pas les lecteurs de ces petits livres. Les journaux relaient le message de l’imprimé et, à partir du milieu des années 1660, ce sont des livres de grand format, illustrés de gravures, qui sortent du Cabinet du roi, chargés de porter à l’extérieur du pays la relation des fêtes. Conçus pour persuader les cours étrangères que Louis XIV était l’idéaltype du monarque, ces beaux livres s’inscrivaient au cœur d’une publicité d’État, proche, par certains aspects, de la propagande moderne. Dans le troisième chapitre de cette deuxième partie, Florence Alazard revient sur les débats historiographiques en cours chez les modernistes qui, depuis une vingtaine d’années, remettent en question l’utilisation du terme de propagande et lui préfèrent celui de »communication politique« ou de »publicité«. S’interrogeant sur le règne de Louis XII, les années 1498–1515, qui précède celui de François Ier, l’historienne insiste sur la manière dont le souverain orchestra l’écho de ses victoires en Italie pour mobiliser les populations sans toutefois trancher sur la pertinence de la notion de propagande.
La dernière partie du volume débute par une interrogation similaire, celle de Sandro Landri, qui s’attaque, rétrospectivement, au domaine de la psychologie sociale pour étudier un traité italien du début du XVIe siècle. Le livre de médecine d’Andrea Cattani est relu ici avec la volonté de mieux comprendre l’interprétation que fait Machiavel de la religion, analysée comme une expérience mentale collective. Préférant la notion de persuasion, qui suppose une sorte de pacte de croyance commune, à celle de propagande, l’historien confirme cependant la possibilité, déjà entrevue par Marc Bloch au début des années 1920, d’utiliser un concept contemporain de façon régressive à condition de le contextualiser et d’en vérifier l’efficience. Les deux dernières communications portent sur l’architecture et sa capacité à entrer dans les politiques de communication royale ou même de servir à la propagande d’un régime, ce qui fut le cas pour la Rome réaménagée par Mussolini au XXe siècle ou pour le Berlin d’Adolf Hitler et de l’architecte Albert Speer. Jean-Vincent Blanchard s’interroge à juste titre sur la naissance du monumentalisme, ce sentiment diffus de faire corps et âme avec un ensemble architectural tel que le Louvre ou le château de Versailles. L’entourage de Louis XIV, la Petite Académie notamment, lancèrent un véritable programme architectural pour que la France entière retentisse de la gloire du Grand Roi. La rhétorique ou la grammaire des monuments était essentielle puisqu’on lui prêtait la faculté de dire ou de conter, de narrer la vie du souverain. Dernière intervenante, Evonne Levy, historienne de l’art, se dit d’emblée d’autant plus favorable à l’utilisation du concept de propagande en matière d’art qu’elle a publié, en 2004, un livre intitulé »Propaganda and the Jesuit Baroque«, ouvrage dans lequel elle prend la suite de Jacques Ellul et considère que la propagande n’est ni bonne ni mauvaise a priori mais qu’elle découle d’une nécessité historique et qu’elle est un outil, une technique mis au service d’un pouvoir, religieux ou étatique selon les époques et les circonstances. C’est pourquoi Robert Scribner a pu parler de propagande à propos de la diffusion des écrits réformés au XVIe siècle et pourquoi la Contre-Réforme, au suivant, mit en place des outils de reconquête des esprits incontestablement propagandistes. Peter Burke, dans son étude désormais classique, »The Fabrication of Louis XIV« est allé dans le même sens, ce dont la traduction française du titre – »Louis XIV. Les stratégies de la gloire« – rend imparfaitement compte. Pour Evonne Levy, si l’on est d’accord pour apercevoir, à l’époque du Roi-Soleil, une fabrication de messages et, encore plus, une coordination de leur surgissement, alors on est bien en présence d’une propagande d’État.
Il revenait aux deux maîtres d’œuvre du volume, Isaure Boitel et Yann Lignereux, de proposer, en conclusion, leur vision de ces débats peut-être trop marqués par l’héritage des analyses de l’École de Francfort et par le livre de Sergueï Tchakhotine sur »Le viol des foules par la propagande de masse«. Dans cette perspective qui a pour toile de fond l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et l’Union soviétique de Staline, la propagande présente un visage si repoussant qu’à cette aune les propagandes apparues au XVIe ou au XVIIe siècle n’en étaient pas. C’était passer rapidement sur le »viol« des âmes des Japonais et des Chinois à qui les jésuites entendaient à tout prix apporter la bonne nouvelle de »leur« religion et sur les pratiques des dominicains en Amérique latine. Dans »Candide«, Voltaire dénonçait l’État jésuite du Paraguay et appelait à »manger du jésuite«, ce qui était une manière détournée de poser la question du rôle de la Compagnie de Jésus dans cette région du monde. Yann Lignereux, dans »Les rois imaginaires. Une histoire visuelle de la monarchie de Charles VIII à Louis XIV« avait pris ses distances avec l’utilisation du terme de propagande en mettant en avant le »bricolage« des messages et leur faible ou relative efficacité avant la Révolution française. Isaure Boitel, dans »L’image noire de Louis XIV: Provinces-Unies, Angleterre (1668–1715)«, avait souligné la diversité des contre-propagandes opposées à la politique du Grand Roi par ses adversaires. Pour autant, faut-il, avec la plupart des intervenants ici brièvement résumés, conserver l’image-repoussoir des États totalitaires du XXe siècle pour penser la propagande? Ne conviendrait-il pas plutôt de la voir comme un effort, évidemment toujours imparfait et doté d’un pouvoir de conviction, de persuasion, variable selon les époques et les régimes? En ce sens, nous ne pouvons faire nôtre la conclusion du volume qui invite à séparer absolument publicité commerciale, propagande politique et propagation de la gloire, pour ne pas dire propagation de la »foi«, alors que toutes tentent d’influer sur le jugement de l’individu.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Yves Mollier, Rezension von/compte rendu de: Isaure Boitel, Yann Lignereux (dir.), Convaincre, persuader, manipuler. Rhétoriques partisanes à l’épreuve de la propagande (XVe–XVIIIe siècle), Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 212 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-8295-8, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96843