Le dix-septièmiste Joël Cornette livre ici une biographie de la reine de France Anne de Bretagne d’assez belle facture. Son volume se distingue de la déjà conséquente bibliothèque dédiée à la reine en évitant de se situer dans le très manichéen et peu pertinent débat entre un favoritisme régionaliste breton et une hostilité nationaliste française. Son travail est celui d’un historien de métier, structuré autour de trois thématiques clés: la politique de la reine Anne, la construction de son image de son vivant même et sa mémoire dans les siècles qui suivirent sa mort.
L’A. s’affronte au genre complexe et retors de la biographie, situé à la frontière entre récit historique et fiction; une tension peut-être encore accrue ici par le fait que son texte appartient à la collection de biographies historiques de Gallimard, l’une des principales maisons littéraires françaises. L’opinion commune attend du genre biographique qu’il exalte d’exceptionnelles singularités, des figures hors du commun. Le sujet a ainsi tendance à être soustrait à l’influence du social pour tendre vers l'individualité quasi pure. On lit ainsi d’Anne qu’elle posséderait un »destin d’exception« (p. 10).
Cependant, l’A. ne peut, ni ne veut esquiver les structures. Féodalité finissante et État dynastique (français) tardo-médiéval sont, sous sa plume, des acteurs aussi importants que l’individu Anne de Bretagne. Ainsi, le conflit entre le duché de Bretagne et le royaume de France s'inscrit dans le schéma classique de la lutte des souverains français contre les derniers féodaux (Bourgogne, puis Bretagne et enfin Bourbon; p. 15). L’impact de la défaite bretonne sur la formation de la conscience politique de la reine est très justement souligné (p. 90) puisque ce moment fondateur éclaire les principaux aspects de sa politique, sorte de stratégie du moindre mal visant à préserver une part d’indépendance bretonne, voire la possibilité d’une future indépendance pleine et entière. C’est bien sûr dans ce sens qu’il faut interpréter son (court) mariage avec Maximilien de Habsbourg (il vise, sans succès, à contrecarrer la mainmise de Charles VIII sur le duché; p. 104‑108), tout comme le traité de mariage signé avec Louis XII, le 7 janvier 1499 (p. 163‑164). Ce dernier texte apparaît à la fois comme une alliance entre deux personnes et un traité entre deux puissances. Anne y retrouve le gouvernement du duché et s’assure que celui-ci sera hérité par le puiné du couple (p. 165). L’hôtel de la reine est un autre truchement de son pouvoir, en ce que les hôtels princiers tardo-médiévaux et renaissants demeurent des organes de gouvernement. Certes, l’hôtel d’Anne n’est pas un hôtel pleinement souverain à l’échelle du royaume, mais il l’est bien à l’échelle du duché de Bretagne. Il permet à la reine de redistribuer des ressources et donc de s’attacher des fidélités, de soutenir une politique culturelle et donc symbolique influente, et de jouer un rôle clé dans la constitution d’alliances matrimoniales (p. 228 f.).
Le genre biographique fait souvent la part belle au pathos. Il porte une tendance à se focaliser sur l’intimité du sujet, sur ses sentiments personnels. On sait combien l’interprétation des sentiments dans les sources tardo-médiévales et renaissantes est complexe, tant l’expression du sentiment est souvent une mise en scène du sentiment, et donc une forme du discours politique. L’A. discute cet aspect du règne (par ex. p. 74, 200, 219), laissant en quelque sorte cohabiter une veine »pathétique«, en surface (l’amour entre le roi et la reine), avec une analyse politique et symbolique des sentiments. Il me semble ainsi tout à fait légitime d’avancer, avec l’A., que l’exceptionnelle symbolique qui entoure Anne de son vivant a pu fonctionner comme une sorte de compensation face à la conquête du duché de Bretagne par la France. La reine apparaît, par exemple, comme l’instigatrice d’entreprises historiographiques d’envergure, tant bretonnes que royales françaises (le cas de Jean Lemaire de Belges, par ex. p. 242).
L’A. est donc conscient des limites d’un genre biographique qu’il embrasse afin de rétablir une Anne de Bretagne historique face aux multiples Anne des mémoires concurrentes; ambition légitime mais qui semble parfois rattrapée par le poids de ces mêmes mémoires. Ainsi, l’indistinction entre histoire et mémoire affleure parfois. On le constate très formellement d’abord dans la bibliographie finale qui ne présente aucune distinction, pourtant nécessaire, entre les sources et les travaux (une demande de l’éditeur?). Le traitement réservé à plusieurs travaux historiques en est aussi le signe. Bien que les mauvaises biographies de la reine soient critiquées (Minois, par ex., en p. 274), d’autres travaux pourtant tout aussi problématiques sont eux utilisés sans mise en garde. C’est le cas de la biographie de Louis XII par Bernard Quilliet, texte brossant un portrait à charge du monarque tout influencé par une tradition biographique remontant au moins à Michelet. Enfin, plusieurs textes non contemporains de la reine sont utilisés sans qu’il soit fait mention de leur postériorité, élément critique clé pourtant, comme par exemple les »Vies des dames illustres« de Brantôme ou l’»Histoire de Bretagne« (1707) de Guy Alexis Lobineau. Certains discours fictifs présents dans ces œuvres sont même recopiés tels quels (par ex., p. 70–71).
La focalisation de l’ouvrage sur la reine, voire sur le couple qu’elle forme avec Louis XII, conduit peut-être aussi à la mitigation de l’importance du contexte géopolitique international, celui des guerres d’Italie. Quand celui-ci apparaît, c’est de manière fugace, souvent par le biais d’expressions relevant du topos et qui font en réalité partie des stratégies discursives des acteurs du conflit (par ex. la furia francese, p. 151, expression clé d’une propagande de guerre anti-française). Parfois, des sources majeures des guerres d’Italie sont convoquées, comme les chroniques de Jean d’Auton ou le manuscrit de correspondances fictives entre Anne de Bretagne et Louis XII conservé à Saint-Pétersbourg. Cependant, l’identité des auteurs, leurs objectifs et la place de leurs textes dans un discours politique français sur l’Italie ne sont que partiellement évoqués. Le cas du manuscrit de Saint-Pétersbourg est exemplaire. Bien sûr, l’amour entre Anne et Louis y est mis en scène et fait écho à l’union entre Bretagne et France. Mais le manuscrit révèle aussi et surtout le projet politique d’une Italie française, caressé par Louis XII et que la correspondance fictive avec la reine permet d’exalter. Ce discours sur une »Franco-Italia« apparaît comme l’un des traits dominants de toute la littérature curiale du règne de Louis XII.
On l’aura compris, mes reproches, fruits d’une lecture attentive et qui m’a procuré du plaisir (ce qui n’est pas sans importance), sont avant tout adressés au genre biographique lui-même, en particulier dans une certaine tradition intellectuelle française héritière d’un Sainte-Beuve ou d’un Alexandre Dumas.
Au final, cette biographie d’Anne de Bretagne est un bon livre, en ce qu’il propose une synthèse efficace et des mieux informées sur un règne important de l’extrême fin du Moyen Âge français.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jonathan Dumont, Rezension von/compte rendu de: Joël Cornette, Anne de Bretagne, Paris (Gallimard) 2021, 336 p. (Collection NRF Biographies), ISBN 978-2-07-077061-8, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96880