La littérature relative au décret sur les saintes images (pour être plus exact: le Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images) promulgué par le concile de Trente en 1563 lors de son ultime session a fait l’objet ces dernières années de nouvelles études, principalement à l’occasion du 450e anniversaire de la clôture du Concile, études renouvelant et/ou prolongeant les recherches séminales d’Hubert Jedin, mais aussi celles d’autres chercheurs comme Giuseppe Scavizzi, Christian Hecht ou François Lecercle. L’un des principaux contributeurs à ce renouvellement est, avec Pierre Antoine Fabre (»Décréter l’image? La XXVe session du Concile de Trente«, 2013), très certainement Wietse de Boer, professeur d’histoire à l’université de Miami. Ses nombreux articles sur la question et à présent ce livre essentiel ont le grand mérite de jeter un nouvel éclairage non pas sur les conséquences du décret tridentin, terrain déjà assez bien labouré par la recherche, mais sur sa genèse au milieu du XVIe siècle. C’est ainsi qu’il nous fait découvrir le débat interne à l’Église catholique qui porte essentiellement sur le double héritage de Nicée II et de la scolastique, principalement sur la question épineuse du type de vénération à adresser à l’image. Si le premier héritage a déjà été bien identifié, tant sa présence est patente dans le décret, une moindre attention a été prêtée au second alors qu’il fait l’objet d’un intense débat intra-catholique durant la longue phase de maturation des positions qui trouveront finalement à s’exprimer en 1563 et qui suivront la ligne adoptée à Nicée II plutôt que celle fidèle au thomisme. W. de Boer met bien en évidence les tenants et les aboutissants de cette controverse, les principaux auteurs ici étudiés cherchant à asseoir théologiquement et philosophiquement les arguments censés contrer les critiques protestantes, mais aussi les voix réformatrices qui se sont élevées au sein même de l’Église catholique. Ces auteurs au cœur de cet ouvrage sont le théologien espagnol Martín Pérez de Ayala, membre de la deuxième commission préparatoire du décret sur les saintes images, le dominicain français Mathieu Ory, longtemps grand inquisiteur à Paris, et qui s’oppose aux thèses du précédent, et deux autres dominicains, Ambrogio Catarino Politi et Iacopo Nacchianti, également impliqués dans le concile de Trente. Pour la première fois, leurs contributions au débat font l’objet d’une édition critique et d’une traduction anglaise qui constituent plus de la moitié du volume. C’est très certainement là l’apport majeur de W. de Boer: celui de mieux faire connaître les pièces essentielles du dossier qui étaient, jusque-là, très peu accessibles, ne serait-ce qu’en raison de la langue utilisée, le latin, mais aussi de la nature manuscrite de certaines de ces pièces (le traité d’Ory et le premier brouillon du décret tridentin).
Cette accessibilité s’en trouve renforcée par la première partie du livre qui vient mettre en perspective historique et théorique l’apport de ces textes et le rôle joué par leurs auteurs dans la réflexion qui a précédé et en partie présidé à la préparation du décret tridentin. Le premier chapitre aborde l’héritage thomiste qui est au cœur des débats depuis le Moyen Âge, de même qu’il fait le point sur l’état des répliques catholiques aux critiques protestantes, pour terminer sur le rôle joué par Marcello Cervini, membre influent de la curie romaine qui deviendra, pour une année seulement, le pape Marcel II. Le deuxième chapitre présente les arguments avancés par les acteurs précités (Pérez de Ayala, Ory, Catarino, Nacchianti). À travers ces deux premiers chapitres, on apprend que le principal point d’achoppement touche à l’interprétation d’une thèse de Thomas d’Aquin qui défend l’idée selon laquelle une même adoration doit être rendue à l’image du Christ et au Christ lui-même qui, sans se confondre ontologiquement, sont liés par la ressemblance. L’enjeu est de savoir si le mouvement de l’âme vers l’image comme image a son terme directement dans le signifié (on voit l’image du Christ, on pense au Christ), ou s’il s’arrête d’abord sur l’image pour ensuite se prolonger vers le signifié (on voit l’image du Christ, on pense d’abord à l’image du Christ et ensuite on pense au Christ). Comme le montre très bien W. de Boer, ce débat proprement scolastique entremêle étroitement des enjeux philosophiques et théologiques qui touchent aussi bien à des questions de perception de l’image que de connaissance par l’image, tout en engageant un délicat questionnement sur les pratiques religieuses.
Quant au troisième chapitre, il aborde ce qu’il nomme »les réverbérations«, lesquelles nous dévoilent d’autres moments et d’autres lieux (le colloque de Saint-Germain-en-Laye de 1562), d’autres acteurs (les dominicains Tommaso Eliseo et Feliciano Ninguarda, ainsi que le jésuite Diego Laínez) et en particulier l’importance de la »French connection« qui a été décisive dans le choix de consacrer in extremis une session du Concile à la question des images. L’originalité de ce chapitre tient aussi à l’examen d’un premier brouillon du décret conciliaire redécouvert par l’auteur. Le tout se termine par une ouverture au-delà de Trente, en envisageant les positions adoptées par ces théologiens influents que furent Gabriele Paleotti et Robert Bellarmin, le premier proposant, en matière de vénération des images, une discrète ouverture vers une prise en considération des qualités formelles et matérielles des images, quelque peu sous-estimées par l’auteur. Cette première partie se conclut toutefois sur le constat d’un silence sur les enjeux proprement artistiques, alors que ceux-ci sont à cette même époque au cœur de bien d’autres débats propres à la littérature d’art. Il conviendrait donc de prolonger cette étude en envisageant les résonances de ces enjeux relatifs à la transparence ou transitivité et à l’opacité ou réflexivité de la représentation dans les arts de cette époque. Si le débat qui se joue au sein de l’Église apparaît être déconnecté des réalités artistiques contemporaines, il trouve malgré tout un écho certain dans la »réforme« des arts qui s’opère à la fin du XVIe siècle, sous l’influence d’abord de peintres comme les membres de la famille Carracci. Elle entre par ailleurs en résonance avec les réflexions développées dans le champ de la théorie de l’art sur la fabrique mentale de l’image artistique, une théorie qui s’apparente en effet moins à une théorie du beau qu’à une théorie de la connaissance par l’image, qui devient une théorie de la création de l’image et par l’image, envisageant tant le rapport du créateur à l’image créée que le rapport du spectateur à cette même image. Autant de pistes donc pour des études à venir qui pourront tirer pleinement parti de cette dorénavant incontournable contribution de W. de Boer.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Ralph Dekoninck, Rezension von/compte rendu de: Wietse de Boer, Art in Dispute. Catholic Debates at the Time of Trent: with an edition and translation of key documents, Leiden (Brill Academic Publishers) 2021, XI–414 p., ill. (Brill’s Studies on Art, Art History, and Intellectual History, 59), ISBN 978-90-04-42128-8, EUR 149,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96881