Dans l’histoire allemande, la période désignée comme l’»ère confessionnelle« (Konfessionelles Zeitalter), entre la paix de religion d’Augsbourg (1555) et le début de la guerre de Trente Ans (1618), est fréquemment considérée comme un temps de repli sur soi des trois Églises, chacune développant une orthodoxie tatillonne et intolérante, peu favorable aux innovations théologiques. Les textes polémiques publiés par les représentants des Églises, largement délaissés par les recherches historiques, sont censés refléter ces tendances. L’auteur entend mettre en lumière une réalité différente. Sans nier les côtés sombres et destructeurs des polémiques, il s’attache à montrer en quoi les controverses confessionnelles érudites ont constitué un élément de modernisation et à souligner que celles-ci, loin de témoigner d’un repli sur soi des érudits de chaque camp, ont eu un effet stimulant, impliquant aussi la prise en compte des positions adverses et de leurs fondements intellectuels.
L’étude se fonde essentiellement sur les controverses entre les théologiens des universités de Heidelberg et de Mayence, profondément marquées par leur appartenance confessionnelle. La proximité géographique entre les deux villes (un peu plus de 70 km) allait de pair avec une forte opposition religieuse: Heidelberg était la capitale d’un territoire devenu calviniste de par la volonté de son souverain (l’électeur palatin) au terme d’une évolution conflictuelle, alors que Mayence était le siège d’un archevêché où les jésuites tenaient le haut du pavé. Entre les deux universités régnait une situation de »concurrence de proximité« (Nachbarschaftskonkurrenz), comparable à celle qui existait entre Strasbourg et Molsheim. L’appartenance calviniste de Heidelberg constitue une donnée importante pour plusieurs raisons: en Allemagne, le calvinisme était minoritaire dans le monde protestant, il était en conflit tant avec le catholicisme qu’avec le luthéranisme et de lui émanait une radicalité théologique et politique bien supérieure à celle du luthéranisme. On rappellera simplement que c’est du Palatinat calviniste que jaillit l’étincelle qui embrasa l’Europe pour 30 ans à partir de 1618. À Heidelberg et à Mayence, on trouve une élite théologique très bien formée, consciente des enjeux de la controverse, maîtrisant les techniques de la polémique et disposant de l’outil éditorial indispensable à la diffusion de ses écrits. Le sous-titre de l’ouvrage rappelle qu’il s’agit de »polémiques érudites«, ce qui implique plusieurs données: le choix de la langue (le latin, évidemment), le recours à l’argumentation éliminant (en principe) l’invective et les attaques ad hominem et une limitation sociale.
Les universités de Heidelberg et de Mayence avec leurs théologiens les plus en vue, David Pareus et Abraham Scultetus du côté protestant et Martin Becanus et Adam Contzen du côté catholique, figurent au centre de l’étude. Mais dans beaucoup de cas, les polémiques débordent ce cadre étroit et prennent une dimension européenne, comme dans le cas des discussions à propos du serment d’allégeance imposé par Jacques Ier d’Angleterre à ses sujets catholiques en 1606. En outre, les polémiques se complexifient, puisque s’y surajoutent des oppositions internes aux deux camps, débouchant sur des controverses intra-confessionnelles. Les calvinistes de Heidelberg avaient des désaccords théologiques majeurs (par exemple sur la question de la présence réelle) avec les luthériens qui détenaient notamment l’université de Tübingen, proche du Palatinat, et les jésuites devaient parfois se justifier du non-respect des consignes édictées par Rome ou de prises de position hasardeuses en faisant valoir la situation propre à l’Allemagne, terre de frontière confessionnelle.
Les polémiques théologiques s’adressaient en principe à l’adversaire confessionnel, qu’il s’agissait de réfuter, de faire douter et, éventuellement, de convertir. Des conversions ont certes eu lieu, mais il est manifeste que la fonction prioritaire des polémiques était différente, dans la mesure où elles visaient prioritairement le camp de leurs émetteurs et constituaient un moyen de resserrer les rangs et de s’immuniser contre les attaques de l’adversaire.
Les domaines touchés par les controverses sont très larges. Ils concernent des points de théologie (la doctrine de la justification et de la grâce), des pratiques pieuses (les confréries mariales catholiques et la place des images dans les églises), mais également des aspects relevant davantage de l’histoire (notamment en relation avec la célébration du jubilé protestant de 1617), de l’astronomie (querelle du calendrier engendrée par la réforme grégorienne) et de la politique (détermination des relations entre l’autorité politique et l’Église). La discussion de la notion de tolérance, sous des modalités bien éloignées de celles que l’on envisagerait aujourd’hui, constitue également un point significatif.
Le propos de l’étude n’est pas tant la présentation de ces controverses que la mise en évidence de leur apport en termes de modernisation, de développement des savoirs et de capacité à la communication interconfessionnelle. Les controverses ne sont pas un dialogue de sourds, car chacun cherche les moyens d’être compris de l’adversaire et d’argumenter sur des bases susceptibles d’ébranler ses convictions. Les catholiques, auxquels on reprochait un faible intérêt pour la Bible, développèrent l’exégèse biblique et l’étude du grec et de l’hébreu, alors que les protestants s’ouvrirent davantage à la patristique. Dans les deux camps, la philologie s’imposa comme un recours indispensable. Des controverses à propos de la donation constantinienne ou de la papesse Jeanne conduisirent à développer les études historiques et à approfondir les méthodes fondées sur l’étude des sources, ce qui amena les deux camps à se distancier de faits manifestement légendaires. La querelle du calendrier est un exemple éloquent des conditions dans lesquelles furent menées certaines polémiques, dans la mesure où les protestants savaient que leur position était erronée du point de vue scientifique, mais s’obstinèrent à rejeter le calendrier grégorien jusqu’en 1700, parce que l’avènement de celui-ci avait été promulgué dans une bulle pontificale et qu’il était impensable de reconnaître une décision émanant de celui que les protestants désignaient comme l’Antéchrist.
La conclusion de cette étude détaillée, fondée sur de très nombreux textes, réaffirme qu’il est erroné d’envisager les différentes confessions dans leur isolement, alors qu’elles entretenaient un rapport de concurrence, qui déboucha sur des processus d’intensification des publications, de modernisation des méthodes, d’ouverture à des paradigmes nouveaux, et, dans certains cas, à des transferts de savoirs d’un camp à l’autre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean Schillinger, Rezension von/compte rendu de: Tobias Dienst, Konfessionelle Konkurrenz. Gelehrte Kontroversen an den Universitäten Heidelberg und Mainz (1583–1622), Tübingen (Mohr Siebeck) 2021, 460 S., ISBN 978-3-16-159216-4, EUR 109,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96886