Que nous enseignent sur les Lumières les représentations – peintures, dessins, médailles, estampes, gravures, etc. – produites à l’âge des Lumières? Nourri par les travaux des historiens et des anthropologues qui ont mis en évidence le rôle primordial joué par la culture visuelle au XVIIIe siècle, le germaniste Daniel Fulda propose dans ce volume collectif d’aborder l’Aufklärung – les Lumières – sous le prisme des images, et en interrogeant la relation entre les représentations et les discours. Ainsi, cet ouvrage s’inscrit dans la perspective qui entend réhabiliter les images comme sources de connaissance en complément d’une approche qui a longtemps privilégié les textes, média favori des promoteurs des Lumières.

Comme Daniel Fulda l’explique dans son ample introduction, le choix de cette problématique vise à combler un déficit de la recherche sur les Lumières en renversant la perspective: jusqu’ici, les représentations qui mettent en scène le passage de l’ombre à la lumière ont été mobilisées pour illustrer les programmes des acteurs des Lumières mais jamais comme point de départ. Aussi Daniel Fulda réévalue la question des »Lumières avant les Lumières« à l’aune de l’iconographie en étudiant le rôle des images – particulièrement celles dans lesquelles le soleil chasse les nuages – dans un corpus composé des ouvrages publiés par les professeurs de l’université de Halle – berceau des Lumières – avant 1730. Il défend l’hypothèse selon laquelle dans le premier tiers du XVIIIe siècle, l’association des Lumières au progrès intellectuel a été mise en images avant d’être traduite en mots. Cette étude de cas le conduit à poser, de manière prudente, qu’il a existé un programme des »Lumières pour les yeux«, véhiculé par des images avant d’être conceptualisé. Il était plus facile de faire saisir ce qu’étaient les Lumières au moyen de représentations tirées de la météorologie – mettant en scène le soleil qui chasse les nuages – que par des raisonnements.

Ce constat ouvre à la question qui sert de fil directeur aux contributions réunies par Daniel Fulda: quels rôles les représentations des »Lumières« ont-elles joué chez les promoteurs du mouvement du même nom? Les images ont-elles été des outils pour traduire une pensée ou, au contraire, une forme propre de pensée? Comme Daniel Fulda le reconnaît lui-même, la limite de cette enquête est liée aux sources retenues et qui constituent le dénominateur commun aux contributions qu’il présente: les livres, c’est-à-dire les illustrations accompagnant des textes imprimés et, particulièrement, les frontispices. Ce choix implique un biais puisqu’il étudie les représentations de l’Aufklärung dans un corpus qui relève de la catégorie »Aufklärung«. Ainsi en va-t-il de l’étude très fouillée proposée par Daniel Fulda lui-même dans une contribution sur le frontispice de l’»Encyclopédie« par Charles-Nicolas Cochin le Jeune.

Suivent trois contributions par des historiens de l’art: Britta Hochkirchen étudie la relation entre »montrer et ne pas montrer« dans les images érotiques à l’âge des Lumières, c’est-à-dire la manière dont l’observateur est intégré dans le dispositif qui »donne à voir«. L’image ici n’est pas comprise comme une illustration, mais comme un acte. Angelika Dreyer s’intéresse aux fresques du château du comte Josef Ferdinand von Tattenbach à Zell an der Pram. Elle analyse le lien entre les représentations des allégories mythologiques et les conceptions réformatrices »éclairées« défendues par l’Académie impériale d’Augsbourg (fondée en 1753). Michael Wiemers se concentre sur deux peintures de Charles Amédée-Philippe van Loo datées de 1764 qui témoignent de l’intérêt du peintre et de son public pour la physique de Newton et de la conception du monde à laquelle elle introduit.

La germaniste et spécialiste de didactique Wiebke Helm propose une contribution sur les représentations anatomiques du corps humain dans les livres pour enfants dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Elle met en lumière le rôle pédagogique des images dans les ouvrages adressés à la jeunesse: elles sont destinées à transmettre des connaissances sur le corps humain, un champ en pleine expansion.

Les deux contributions suivantes sont le fait de spécialistes de littérature anglophone – américaine pour l’un et écossaise pour l’autre. L’étude de Thomas Bremer se situe à l’intersection de l’histoire du livre, de la littérature et de l’art: quelles relations entretiennent les titres des livres donnés à voir dans les images avec les portraits représentés? Son analyse fait la part belle aux portraits de la marquise de Pompadour.

Les quatre dernières contributions ont été confiées à des germanistes: Sandro Jung étudie »La mort d’Abel« du libraire, auteur et illustrateur Salomon Gessner. Il analyse la nature de la relation entre l’image et le texte et leurs interactions. De la même manière, Alexander Košenina aborde les gravures de Johann Karl Wezel sous l’angle des relations entre logique du texte et dynamique de l’image. Christiane Holm s’interroge sur la fonction et l’efficacité des images à partir d’une étude des représentations de l’»Amour et Psyché« et montre comment celles-ci sont des compléments nécessaires au texte. L’ouvrage s’achève par une contribution de Stephan Pabst qui relativise la fonction des représentations visuelles chez Lessing, Kant et Lichtenberg.

Riche travail au croisement de la germanistique, de l’histoire du livre et de l’histoire de l’art, »Les Lumières pour les yeux. Un autre regard sur le 18e siècle«, a le mérite de décentrer le regard d’un corpus trop souvent construit autour du texte en y intégrant l’image. Cet ouvrage, qui ne se conclut pas, servira certainement de point de départ à d’autres études semblables. Soulignons qu’il contient de nombreuses reproductions d’excellente qualité.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne Saada, Rezension von/compte rendu de: Daniel Fulda (Hg.), Aufklärung fürs Auge. Ein anderer Blick auf das 18. Jahrhundert, Halle (Saale) (Mitteldeutscher Verlag) 2020, 247 S., s/w., farb. Abb., ISBN 978-3-96311-402-1, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96890