Les événements connus sous le nom d’»affaire Reuchlin« appartiennent aux circonstances qui préparèrent l’avènement de la Réforme en Allemagne. Pierre Chaunu y voit, avec la publication du Nouveau Testament en grec par Erasme à Bâle en 1516, la marque du »climat de 1516–1517«, caractérisé par le bouillonnement des milieux universitaires et humanistes dans toute l’Allemagne rhénane. Robert Mandrou souligne que cette affaire fit éclater les ressentiments des théologiens en place contre les novateurs et fut ressentie comme l’occasion d’une revanche par ceux que la critique érasmienne indisposait depuis des années. L’»affaire Reuchlin«, partie d’Allemagne, toucha l’Europe entière (la Sorbonne fut invitée à donner son avis, défavorable à Reuchlin, soutenu en revanche par Erasme, Lefèvre d’Étaples et Hutten), et, parmi les protagonistes hostiles à l’humaniste de Pforzheim, on trouve Jacques de Hochstraten, Sylvestre Prieras et le cardinal Cajétan, qui figureront parmi les adversaires les plus déterminés de Luther.

L’»affaire Reuchlin« apparaît comme le condensé d’un conflit entre l’esprit nouveau incarné par l’humanisme et l’obscurantisme de théologiens fanatiques. Johannes Reuchlin (1455–1522) n’a pas laissé d’œuvre littéraire importante (quelques pièces de théâtre scolaires en latin), mais il fut un transmetteur de savoir essentiel. Il œuvra pour la diffusion du grec en Allemagne (il avait appris le grec à Paris et il forma la première génération d’hellénistes allemands), puis devint l’un des rares hébraïsants d’Europe occidentale (son intérêt pour l’hébreu fut suscité par Pic de la Mirandole, qui l’initia également à la Kabbale). Il était donc normal que l’on sollicitât son avis dans une affaire qui reflète bien le climat d’intolérance de l’époque et qui lui valut par la suite les pires ennuis et les persécutions les plus acharnées. Un juif converti nommé Johannes Pfefferkorn, auteur de treize ouvrages hostiles aux juifs, avait entrepris de faire confisquer et détruire les livres en hébreu et avait obtenu une décision allant dans ce sens. L’archevêque de Mayence et l’empereur Maximilien Ier demandèrent une expertise à plusieurs universités et à plusieurs érudits, et c’est ainsi que Reuchlin fut consulté. Il rendit bien entendu un avis négatif (dans sa »Recommandation« de 1510). Pfefferkorn, mécontent de voir son entreprise contrariée, publia contre lui un premier texte très violent et en appela aux dominicains, ses soutiens, qui finirent par convoquer Reuchlin devant l’inquisition de Mayence. L’affaire traîna en longueur pendant plus de dix ans qui virent se succéder des condamnations, un autodafé, un acquittement, un appel, le transfert à Rome, un nouvel acquittement (1516) et la condamnation finale (1520), sous le double effet du scandale causé par la publication des »Lettres des hommes obscurs« par les partisans de Reuchlin (1515 et 1517) et du procès en hérésie contre Luther.

En réponse au »Miroir à main« de Pfefferkorn, Reuchlin rédigea un »Miroir des yeux« (1511), qui est le texte publié dans cet ouvrage en version bilingue: en allemand, le »miroir des yeux« désigne des lunettes, c’est-à-dire des bésicles (titre choisi pour la traduction française). L’ouvrage est rédigé essentiellement en allemand, avec un passage central en latin, témoignage de la volonté de Reuchlin de toucher à la fois les spécialistes et un public plus large. Reuchlin se défend et sauve sa réputation (valeur essentielle au XVIe siècle, notamment dans le monde humaniste); à l’occasion, il égratigne sévèrement le »juif converti«, Pfefferkorn, dont il dénonce l’ignorance et la malhonnêteté. Le texte original n’est pas d’un accès facile, l’allemand du XVIe siècle étant très éloigné de celui qu’on parle aujourd’hui. Il en existe une adaptation en allemand moderne et une traduction partielle en anglais. C’est la première fois qu’il est présenté au public français. La lecture n’est pas facilitée par le fait que Reuchlin (toujours dans un esprit humaniste) accumule les références érudites (il a largement recours à la Bible, aux pères de l’Église et aux théologiens modernes) peu familières au lecteur moderne.

L’introduction de Jean-Christophe Saladin permet de saisir les enjeux et les multiples péripéties de l’»affaire«. Le texte allemand (c’est-à-dire la »Recommandation« remise à l’archevêque de Mayence et les 34 contrevérités de Pfefferkorn) a été traduit par Hélène Feydy, et la partie centrale, en latin (les 52 arguments) par Delphine Viellard. Les traductions ont été pourvues de sous-titres facilitant la compréhension des détours souvent tortueux de l’argumentation juridique de Reuchlin (celui-ci, outre ses compétences philologiques, était titulaire d’un doctorat en droit). En plus du texte proprement dit du »Miroir des yeux« (»Bésicles«), l’édition offre des pièces complémentaires référées à l’»affaire«, la biographie de Reuchlin rédigée par Philipp Melanchthon (le Réformateur, collègue de Luther à Wittenberg, se trouvait être le petit-neveu de Reuchlin), l’avis de la Sorbonne condamnant Reuchlin, les passages concernant celui-ci dans les »Lettres des hommes obscurs« ainsi que sa condamnation finale par Léon X (1520). La complexité du texte rend nécessaire un important et précieux appareil de notes élucidant les innombrables patronymes et ouvrages savants mentionnés par Reuchlin, qui n’hésite pas à faire montre de l’étendue de son savoir pour faire éclater l’ignorance et la prétention de Pfefferkorn. À ce propos, on regrettera que la clarté ait été quelque peu sacrifiée à l’esthétique: l’ouvrage dispose d’un double système de notes et la recherche des notes finales, sans indication de page, est une entreprise malaisée qui risque de lasser le lecteur, qui pourrait se priver d’indications précieuses.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean Schillinger, Rezension von/compte rendu de: Johannes Reuchlin, Les Besicles (Augenspiegel) suivi de Vie de Reuchlin, par Philipp Melanchthon. Traduit par Hélène Feydy, Delphine Viellard et Jean-Christophe Saladin, Paris (Les Belles Lettres) 2022, 447 p. (Le Miroir des Humanistes, 21), ISBN 978-2-251-45342-2, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96900