»Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis«. Le célèbre vers de Corneille (»Sertorius«,1662), lui-même témoin et de la vitalité du modèle romain et des multiples réappropriations dont il ne cesse d’être l’objet dans la France de Louis XIV, sert d’introduction (M. Wrede) et de conclusion (G. Montègre) aux onze contributions rassemblées dans cet ouvrage. Quatre axes les ordonnent. Le premier est consacré aux héritages matériels et aux transferts de savoir. G. Montègre analyse ainsi l’urbanisme pontifical de l’époque moderne (XVe–XVIIIe). Oscillant entre prédation et conservation, imitation et surpassement, il fait du culte de la Rome antique une composante essentielle de »la seconde gloire de Rome«. Les papes se font collectionneurs et inventent un véritable espace public de l’art statuaire antique qui attire les visiteurs. Au XVIIIe siècle, leur politique muséale contribue à compenser la marginalisation de la papauté. Se référant au précédent de l’Empire romain, les souverains pontifes ont ainsi cherché, chacun à sa manière, à exprimer leur prétention à un pouvoir universel. Concentrant son objectif sur la bibliothèque de l’Escurial ainsi que sur la personne de Philippe II et de ses conseillers, Juan Páez de Castro et Juan Bautista Cardona, bons connaisseurs des réalités romaines et notamment de la Bibliothèque vaticane, E. Andretta montre comment ces derniers ont influencé le souverain pour faire de la bibliothèque le »cœur symbolique du ›temple de la sagesse‹ du nouveau roi Salomon«. S. Panzram étudie quant à elle la place de l’Antiquité romaine dans l’imaginaire des souverains espagnols du XVIIIe siècle et l’influence qu’elle a exercée sur l’urbanisme madrilène à la même époque. Pour Philippe V et le bénédictin Martín Sarmiento, il s’agit d’en faire le socle identitaire de la nation. Pour Charles III et le peintre Anton Raphael Mengs, elle demeure une référence politique lisible et une possible source d’inspiration pour transformer Madrid. Mais tandis que Sarmiento la présente comme un système fermé, Charles III en fait une référence pour réaliser des transformations politiques ou urbanistiques en écho avec les conflits et les bouleversements de son temps: »son règne aspirant à l’universel, l’avenir appartenait à son modèle«.
Le deuxième axe traite des »continuations et ruptures politiques«. Le Saint-Empire romain germanique s’impose évidemment. Dans sa contribution claire et nuancée, C. Duhamelle étudie la »démonétisation« progressive, mais jamais achevée, de la filiation romaine, que souligne en 1667 le titre même de l’ouvrage de Pufendorf: »L’état présent de l’empire d’Allemagne«. Le lien avec la Rome catholique est pareillement complexe. Les réformes religieuses du XVIe siècle lui ont porté un coup fatal: il devient un élément de différenciation confessionnelle. Dans le »Testament politique« de Frédéric II (1752), »le pape est une vieille idole négligée dans sa niche«. Mais, même pour les prélats germaniques, l’affiliation romaine et l’ancrage impérial peuvent entrer en contradiction. Au reste, Rome ne cesse pas d’être un lieu de pèlerinage pour les uns, de voyage pour les autres: »la Ville n’est plus le centre de l’empire romain saint et germanique, mais elle en est comme un horizon parfois rêvé, parfois atteint […]«. Se focalisant sur les écrits des humanistes allemands, C. Hirschi en souligne les tonalités antiromaines. Elles s’inscrivent dans la lignée des gravamina du XVe appelant à une réforme de l’Église, du discours sur la discipline des mœurs et de la relecture qui est alors faite de la »Germania« de Tacite. Tout naturellement consacré à »Moscou, Troisième Rome? Entre mythe fondateur et mirage destructeur«, le texte très équilibré de F.-D. Liechtenhan colle à l’actualité la plus brûlante. Il évoque, en effet, la naissance de la nation russe, fondée sur le rejet de l’autorité romaine par Vassili II – rejet du concile de Florence et création d’une Église autocéphale – et la fonction messianique qui est attribuée à la Russie, notamment sous le règne d’Ivan IV. Mais il rappelle aussi les réformes du XVIIe siècle (qui aboutissent à l’abandon de la définition de Moscou comme »Troisième Rome«), la fondation de Saint-Pétersbourg (nouvelle Rome qui ne supplante cependant pas Moscou, centre spirituel de la Russie et lieu du couronnement des tsars), et le projet de l’impératrice Catherine de bâtir un empire orthodoxe (se référant à Byzance et par-delà à la Grèce antique).
Reprenant le dossier concernant Louis XIV et Rome, G. Sabatier ouvre l’axe intitulé »émulations revendiquées«. L’émulation française avec la Rome antique est indéniable. Mais elle ne bénéficie pas à Paris que le roi délaisse au profit de Versailles, promue capitale en 1682. La ville est appelée à devenir la nouvelle Rome, tandis que le château est transformé en basilique romaine par Jules Hardouin Mansart. Mis en appétit par le témoignage de Voltaire, en 1734, P. Prudent étudie l’appropriation de l’héritage de la Rome républicaine par les élites britanniques, scolairement familiarisées avec le latin et le grec et profondément hostiles à la Rome catholique. »Lieu de mémoire« de la Rome républicaine, la ville est un passage obligé pour ceux qui entreprennent un »Grand Tour« sur le continent. Volontiers collectionneurs, ne serait-ce que pour se conformer à l’habitus de leur groupe social et légitimer leur statut, les membres de l’élite britannique jouent le rôle de »passeurs culturels«. D. Di Bartolomeo réexamine pour sa part la place occupée par la Rome antique dans la pensée de la France révolutionnaire. Elle lui apparaît »comme une sorte de boussole qui sert aux acteurs historiques à s’orienter dans un présent souvent inconnu et difficile à comprendre«.
Un dernier axe concerne les »refontes imaginées«. L. Pelizaeus présente les fondations urbaines du Chili colonial. Même aux confins de l’Empire espagnol, l’héritage romain peut servir à fonder une ville, en adoptant par exemple un plan en damier, ou à penser la conquête, soit pour la légitimer soit pour idéaliser la résistance des indigènes, telle celle des Mapuches. Brossant le portrait de Thomas Jefferson, planteur et architecte, B. Van Ruymbeke esquisse la manière d’imaginer Rome – dont son héros connaît l’architecture surtout par ce qu’il en a vu en France et notamment à Nîmes – en Virginie. Les bâtiments qu’il érige sont en symbiose avec la construction constitutionnelle du pays. Certes, celle-ci n’est pas une imitation de la Rome républicaine. Mais bien plus qu’à la monarchie constitutionnelle britannique, c’est bien à elle qu’elle se confronte. Un ouvrage qui ouvre la perspective d’une histoire mondiale de Rome.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gérald Chaix, Rezension von/compte rendu de: Martin Wrede, Gilles Montègre (dir.), Les Rome nouvelles de l’époque moderne, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 223 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-8622-2, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2023/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96905