Issu d’un cycle de conférences organisé à l’université Humboldt de Berlin en 2021, cet ouvrage collectif a été publié dans le contexte des 150 ans de la création de l’Empire allemand. Conjuguée aux vifs débats ayant agité l’Allemagne ces dernières années sur le colonialisme allemand ainsi que sur les revendications d’indemnisation et de restitution de l’ancienne famille royale des Hohenzollern, cette période s’est accompagnée outre-Rhin d’un regain d’intérêt pour l’Empire, tant de la part des historiens que du grand public. Ce faisant, la controverse ayant opposé les spécialistes Hedwig Richter et Eckart Conze témoigne d’une frontière parfois poreuse entre les questions politiques et historiographiques: alors que l’interprétation positive que porte Hedwig Richter sur l'Empire allemand n’est pas sans lien avec la confiance qu’elle place dans l’avenir de la démocratie allemande, la lecture négative qu'en fait Eckart Conze tient à ce qu’il pointe l’existence d’un nouveau nationalisme qui constituerait selon lui une menace pour la démocratie allemande.

Si cet ouvrage collectif a pour arrière-plan ces controverses, son but n’est pas de poursuivre le débat politique. Il s’agit bien plus de profiter de ce regain d’intérêt pour mettre en évidence l’existence d’une réalité bien plus complexe que ne le laissent penser ces débats, ainsi que, plus généralement, ceux ayant longtemps agité l’historiographie sur le fameux Sonderweg allemand. À cette fin, les directrices de publication ont cherché à aborder une grande variété de thèmes. Si les quatorze contributions qui composent l’ouvrage sont agencées les unes à la suite des autres sans classement thématique apparent, une certaine logique se dégage: les premières sont consacrées essentiellement à des questions politiques ou ayant longtemps préoccupé l’historiographie, à l’exemple du militarisme ou de l’antisémitisme; les suivantes s’intéressent à des thématiques souvent plus récentes et originales, comme le mouvement des femmes ou l’urbanisme, et abordent surtout des thèmes économiques, sociaux et culturels.

Comme le laisse présager le titre de l’ouvrage, la principale ligne directrice est que l’Empire allemand présentait une ambivalence constitutive empêchant toute opposition schématique de type modernité/réaction. Par exemple, le militarisme était autant synonyme d’ordre et de discipline que d’engagement patriotique (Frank Becker); Bismarck était à la fois un grand homme d’État et une personne ridiculement haineuse (Robert Gerwarth); le processus de démocratisation fut marqué aussi bien par des phénomènes d’inclusion que d’exclusion (Hedwig Richter); les femmes continuèrent de se voir marginalisées en même temps qu’elles connurent les débuts de leur émancipation (Monika Wienfort); ou encore, la ville fut tant un lieu de modernité qu’un espace d’inégalités sociales et politiques (Thomas Mergel).

Un des grands apports de l’ouvrage est de proposer des facteurs d’explication à cette ambivalence. Outre la grande hétérogénéité parfois invoquée et les rapides changements que connut l’Empire, certaines contributions montrent que cette ambivalence tint essentiellement aux dynamiques produites par les nombreux conflits politiques, sociaux et culturels qui traversaient l’Empire allemand. Par exemple, selon une logique dialectique, les progrès technologiques et médicaux produisirent une volonté de dominer la nature, ce qui entraîna en réaction une vénération de cette dernière, comme le montre notamment le mouvement de la Lebensreform (Birgit Aschmann). De même, comme elle faisait intervenir un grand nombre d’acteurs (étatiques, politiques, économiques, sociaux, etc.), la politique sociale fut au centre de nombreuses luttes politiques qui donnèrent lieu à un équilibre dynamique entre des forces opposées. C’est ce qui explique notamment que, tout en ayant été pensé à l’origine comme un moyen de contrôler la classe ouvrière, le système de protection sociale contribua paradoxalement à renforcer l’influence de la social-démocratie (Sandrine Kott/Wilfried Rudloff).

D’autres contributions, moins nombreuses, montrent que cette ambivalence tenait entre autres d’un modèle d’organisation dans lequel le »haut« et le »bas« étaient étroitement imbriqués. Par exemple, Frank Becker parle d’un »militarisme synthétique« dans lequel les différentes couches de la société se seraient réunies avec la conviction de contribuer ensemble au fonctionnement d’un grand tout. Loin de raviver la thèse du Sonderweg, l’auteur n’impute nullement ce phénomène à un présumé esprit de sujétion, mais bien plus à un souci d’efficacité.

Ce faisant, de manière plus générale, l’ouvrage tend à montrer qu’il n’y avait pas de Sonderweg allemand, quel que soit le domaine concerné. Par exemple, pour ce qui est du processus démocratique, les avancées que connut l’Empire allemand furent certes souvent suivies de périodes de recul, mais cette dynamique s’observe également dans les autres pays de l’espace nord-atlantique (Hedwig Richter). De même, pour ce qui est de la violence coloniale, si cette dernière était bel et bien d’une intensité particulière en Allemagne, elle s’inscrivait plus largement dans un contexte de pratiques européennes (Ulrike Lindner).

À rebours de toute lecture téléologique, certains auteurs mettent aussi en évidence que la Première Guerre mondiale et le nazisme n’étaient aucunement inscrits en germe dans l’Empire allemand. Ainsi, il apparaît que les grands industriels de l’époque n’avaient aucun intérêt à la guerre dans la mesure où celle-ci ne ferait que détruire ce qu’ils s’étaient employés à construire pendant de longues années (Werner Plumpe). Par ailleurs, si l’antisémitisme était bien présent, il était loin d’être répandu dans la société entière et s’accompagna d’une violence bien moindre que dans d’autres pays (Christoph Nonn). Enfin, comme le soulignent plusieurs auteurs, en raison même de l’ambivalence de l’Empire, il y eut des continuités tant avec l’Allemagne nazie qu’avec la République fédérale, de sorte que rien ne permet de penser que l’Empire devait nécessairement mener au nazisme. Par exemple, la »révolution bactériologique« qu’il connut au tournant du siècle s’accompagna d’une apologie de la »pureté« et d’une lutte contre les »parasites« qui préparèrent sans aucun doute le terrain à la politique d’anéantissement nazie. En même temps, la République fédérale porte en elle des composantes importantes de cette modernité médicale, comme le montrent notamment la continuité institutionnelle de l’Institut Robert-Koch, fondé en 1891, et l’importance de ce dernier dans l’Allemagne actuelle (Birgit Aschmann).

Par la variété des thèmes et des approches ainsi que par la grande rigueur scientifique des contributions, cet ouvrage constitue une synthèse foisonnante offrant un état actualisé et approfondi de la recherche. Son plus grand mérite est d’offrir un portrait différencié tout en nuances, résistant à tout jugement idéologique et à toute tentative de simplification. À cet égard, les variations d’échelles, les approches comparées, la diversification des thèmes et l’intérêt porté aux représentations, pour ne citer que ces éléments, apparaissent comme de véritables outils heuristiques permettant de saisir l’Empire dans toute son hétérogénéité et de rendre compte des multiples dynamiques qui le traversèrent. Ainsi, il ne reste plus qu’à espérer que les pistes ouvertes par ce livre donnent lieu à de nombreuses nouvelles recherches.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Lise Galand, Rezension von/compte rendu de: Birgit Aschmann, Monika Wienfort (Hg.), Zwischen Licht und Schatten. Das Kaiserreich (1871–1914) und seine neuen Kontroversen, Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2022, 399 S., ISBN 978-3-593-51508-3, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96936